De Polanski, je n’attendais finalement plus grand-chose, et me voilà surpris tout à coup, et même surpris tout court. Depuis Le pianiste, le bonhomme n’a fait que me décevoir (sauf qu’on n’en a cure, dirons beaucoup), et avant également lors de cette décennie 90 où il enchaîna désillusion (Lunes de fiel) et déconvenues (La jeune fille et la mort, La neuvième porte). Dans la lancée du famélique Carnage (et de nombre de ses films), Polanski continue à parfaire l’art du huis clos, envisagé ici dans un théâtre parisien où va se jouer, très justement, le petit théâtre des rapports humains. Rapports mélangés, inversés, confondus et réunis : homme / femme, soumission / domination, maître / esclave, acteur / metteur en scène, jeu / réalité… Les champs sont vastes.
Et les mots font pareil, changeants et équivoques dans ce duel sur scène entre un scribouillard et une cagole rejouant, remodelant par nuit d'orage le roman de Léopold von Sacher-Masoch. Les mots donc. Les mots de Sacher-Masoch. Les mots de Thomas et de Vanda, ceux de Séverin et de Wanda. Ceux de Thomas qui a adapté ceux de Sacher-Masoch et les fait dire à Vanda dans le rôle de Wanda quand lui-même les dit en s’abandonnant dans le rôle de Séverin… La mise en abîme tourbillonne jusqu’à l’abîme lui-même quand Thomas, petite chose tremblante et travestie (l’ombre de Trelkovsky du Locataire vient nous tenailler alors), entrevoit enfin les possibilités de ses passions réelles, giflé des mains d’une bacchante grimaçante.
Vanda, apparue comme ça (des "Genre, genre, genre" plein la bouche et un grand sac à malice dans les pattes), et disparaissant comme ça aussi, nue dans la pénombre, ne serait-elle qu’une projection de Thomas, excroissance de son moi, l’exhortant à extirper sa vraie nature et non à l’escamoter entre les lignes d’une quelconque théâtralisation, ou même derrière l’image de cet homme lisse fiancé à une Marie-Cécile tout aussi lisse ? Ne serait-elle qu’une punition divine ? Qu’une féministe acharnée ? Qu’importe ce que l’on décidera ; c’est dans les replis chauds de cette fourrure, dans l’omission totale de cette Vénus que Thomas décèlera la cuisante vérité, l’unique, ligoté à un cactus en talons aiguilles.
C’est fort brillant et c’est réjouissant, et Polanski s’amuse souvent à nous perdre dans différents niveaux de lecture et de spéculation. Mais on regrettera que le trouble qui sourde à maintes occasions (et la tension érotique aussi) soit relégué à l’arrière-fond pour ne livrer finalement qu’une œuvre polie et sage, et désamorcé en partie par la partition enjouée d’un cirque de fanfare (même si s’en est un, de cirque, cirque des faux-semblants et des vraies impatiences). Trouble quand, par exemple, Thomas raconte la scène originelle de Séverin alors enfant, fouetté par sa tante et découvrant le plaisir d’être battu, humilié ; quand Vanda lui narre en détails sa vie privée à lui ; quand Thomas se pâme devant des bottes en cuir ou se laisse chausser d’escarpins trop petits tels des instruments de torture.
Emmanuelle Seigner semble en faire trop, parfois on se dit que c’est le rôle qui veut ça, parfois on se dit qu’elle la joue trop vulgaire, trop fatale, trop énigmatique. Trop évidente en fait. Mathieu Amalric en revanche se coule comme une anguille dans ce rôle ambivalent (non, ambigu) d’un homme plus ambivalent encore (non, ambigu), et cette coupe de cheveux lui va bien, et même ce rouge à lèvres à la fin. Joli couple de cinéma, couple fantasmé qui s’affronte et se manipule, cœur palpitant d’un film dont la cruelle symphonie résonne peu et comme retenue, voire négligeable quand les lumières se rallument, et ce film-ci passe très sûrement à côté du grand numéro salace et tordu qu’il aurait pu être et, pire encore, qu’il aurait dû être.
Roman Polanski sur SEUIL CRITIQUE(S) : Lunes de fiel, The ghost writer, J'accuse.