Que de buzz. Que d’attentes. Que d’expectatives autour du nouveau Lars von Trier, et que d’informations contradictoires aussi quant à sa copie définitive (et française) : expurgée, pas expurgée, scènes trash, pas scènes trash, pénétrations, pas pénétrations, version longue, pas version longue, etc. Bref, le bordel. Et une œuvre monstre en deux parties qui, à l’aune de ce premier volume enfin découvert, laisse plus ou moins sur sa faim. En l’état, difficile de savoir où veut en venir von Trier et quelles sont les vraies motivations, les profondes inspirations de son héroïne autoproclamée nymphomane, mystérieuse créature tuméfiée et amorale (ou terriblement morale ?).
Joe cherche-t-elle à expier ? À se faire pardonner d’un quelconque abus, d’une quelconque transgression ? Est-elle à la recherche du véritable amour, de ce Jerôme esquivé puis désiré ? Du plaisir, de la jouissance continue qu’elle semble avoir soudain perdus (c’est ce que suggère le cliffhanger final) ? Nymphomaniac, c’est d’abord une femme qui se confie et se raconte, d’une enfance insouciante à cet instant où elle est à terre, en sang dans une ruelle sombre. Récits initiatiques et/ou contes d’apprentissage, ses aventures sexuelles se déclinent en chapitres inégaux, petits précis d’érotisme résigné où l’art du coït se ritualise à l’envi et les hommes s’épuisent en une suite alphabétique, en créneaux horaires.
Les histoires narrées sont sans cesse ramenées à des analogies (la pêche à la mouche, la musique, la suite de Fibonacci, Muybridge, Edgar Allan Poe…) et l’on envisage, plusieurs fois, le fait que Joe puisse même imaginer ses monologues en fonction de ce que veut bien entendre Seligman, son sauveur et protecteur (du nom de ce chercheur en psychologie qui se fit connaître grâce à sa théorie sur l’impuissance apprise, en raccord avec le sujet du film et le comportement de Joe, recluse sur son lit), et disposant de tout ce qui l’entoure pour composer ses "mémoires" (l’hameçon au mur, le portrait à demi escamoté de Mrs. H, la musique de Bach sur le lecteur de cassette…).
On hésite alors : foutage de gueule à tendance porno intello (Shia LaBeouf en train de satisfaire la virginale Stacy Martin, tellement chic) ? Psychanalyse foireuse (mouiller devant son père défunt, tellement borderline) ? Œdipe vaginal ou clitoridien (la mère spectrale et distante de Joe : dommage que le personnage soit si peu développé, comme un souvenir qui passe vite, et en espérant le retrouver plus tenace, plus disert dans le volume 2) ? Élucubration bavarde et enflée (on y évoque autant le frêne que l’antisionisme, le delirium tremens que la polyphonie) ou vaste projet génial sur les mystères de la substantifique moelle féminine ? Von Trier élabore un fourre-tout narratif et esthétique parfois lourd (les inserts sursignifiants qui congestionnent le propos), parfois brillant (la scène avec Uma Thurman qu’on dirait écrite pour une pièce de boulevard, mais d’une férocité absolue), qui se déploie en arythmies successives jusqu’à son point de rupture (son point G ?).
Entre Michel Houellebecq et Peter Greenaway (pour faire court), von Trier semble divaguer, disserter, s’illuminer, se fourvoyer, et on reconnaîtra quand même à ce premier segment une liberté cinématographique plutôt stimulante où chaque digression (Rammstein en maître de cérémonie, incrustations diverses, compilation photographique de pénis…) impacte ou se ramasse ; c’est que Von Trier tente n’importe quoi (accordons-lui ça) et n’a plus peur de rien depuis qu’il a "compris Hitler". Avec un casting aussi instable qu’éclectique, Nymphomaniac séduit autant qu’il exaspère, fastidieux, capiteux, et se garde bien de révéler tous ses arcanes, amassés là, laissés de côté, en attente d’un second chapitre qui promet d’être plus égrillard que celui-ci.
Lars von Trier sur SEUIL CRITIQUE(S) : Antichrist, Melancholia, Nymphomaniac - Volume 2, The house that Jack built.