Promotion canapé
Égrillard, disais-je. Pas complètement faux, ou pas totalement vrai, à voir. Difficile en même temps d’engager une impression sans réserves avec une heure et demie de film en moins, triturées puis retirées du montage final. Une heure et demie que l’on devine salée et, en grande partie, pornographique (il faudra donc attendre la sortie du DVD pour s’en faire une idée, et découvrir si les inserts de pénétrations et autres débordements génitaux font sens et richesse). Il en reste quoi alors, de Nymphomaniac - Volume 2 et de Nymphomaniac tout court ? La vision nihiliste d’une humanité réduite à ses bas instincts qu’elle ne peut contenir et dominer, où l’homme et la femme ne parviennent à s’harmoniser, toujours en décalage, rarement en équilibre… Presque des ennemis, en guerre.
Le volume 1 avait une approche accessible, quasi joyeuse et mutine, quand le volume 2 revêt un aspect plus sombre et plus tourmenté, transformant le récit d’apprentissage du volume 1 en trou noir doloriste où Joe s’oublie dans la rupture et le masochisme. Réduit à trois chapitres contre cinq dans le volume 1 (on en revient évidemment à Fibonacci), ce volume 2 est comme un manuel de "perversions" classiques déclinées en passions sadiennes, en chemin de croix, en couronne d’épines. Là encore, von Trier y parle de tout et de n’importe quoi (le schisme entre églises d’Orient et d’Occident, l’art de la fugue chez Bach, le Walther PPK de James Bond…) sans éviter un certain ennui (les discussions/réflexions bavardes entre Joe et Seligman).
Von Trier s’applaudit (en régurgitant maladroitement le préambule d’Antichrist), se gausse du politiquement correct (pouvoir dire "nègre" sans broncher) et s’apitoie sur les pédophiles (être miséricordieux avec ceux qui ne passent pas à l’acte). C’est, à l’instar du volume 1, parfois drôle (la scène au restaurant ou celle avec les deux blacks à verges conséquentes, ostensiblement exhibées dans le champ de la caméra), parfois réussi (celle avec Jean-Marc Barr), parfois balourd (l’initiation d’une jeune délinquante comme épigone de Joe, devenue la rigoureuse associée d’un mafieux, avec étreintes saphiques à la clé). Et puis le passage de relais entre Stacy Martin et Charlotte Gainsbourg se fait mal, leur ressemblance étant une sorte de leurre, une piètre blague.
En plein cœur de ce Nymphomaniac - Volume 2, il y a un segment narratif qui frappe (littéralement) et qui bouleverse soudain. À ce stade du film, Joe n’a plus de sexualité ni d’orgasmes, et son sexe s’est tari. Joe ne ressent plus rien, s’éloigne de Jerôme et rejette son fils. Elle rencontre alors K, maître es flagellation pour postérieurs consentants, et semble revivre (et remouiller très certainement) sous les coups de poing et de cravache du jeune homme (qu’il a rudes). Le physique fragile et juvénile de Jamie Bell contraste beaucoup avec la rigueur et l’opacité de son personnage dont on ne saura absolument rien.
Doigt d’honneur
L’aura sévère et mystérieuse qu’il dégage accentue davantage le trouble froid de chaque cérémonial qui s’enclenche (l’attente, l’acheminement méticuleux, les cordes et les liens à installer, la position à ajuster, le décompte des raclées…). Au fil de leurs rendez-vous, quelque chose semble naître entre ces deux-là, et K offre même un joli cadeau à Joe (un terrifiant martinet), et Joe lui avoue qu’elle l’aime, lui déclare qu’elle veut sa bite. Dommage pourtant que le récit principal reprenne son encombrante légitimité, interrompant cette singulière liaison quand celle-ci captivait violemment (un film entier pourrait être réalisé sur leur histoire, pourquoi pas, et on pense au Maîtresse de Barbet Schroeder où Depardieu s’énamourait de Bulle Ogier en prêtresse SM).
La fin enfin, cette fin qui interroge (tuer le père ?), cette fin qui défrise (genre la douche froide), cette fin qui claque dans le noir (après moi, le déluge). Faut-il y voir pur cynisme, y pressentir une éventuelle vérité ? Y deviner un doigt d’honneur ? À tenter de comprendre von Trier et sa géométrie morale variable impayable, l’homme ne serait qu’un scélérat, une bête aveuglément guidée par ses pulsions et ses appétits primaires (Jerôme l’amour éternel et Seligman le puceau, qui paraissaient avoir toute la relative sympathie de von Trier, terminent aussi vils et corrompus que les autres hommes qui traversent le film), et la femme une créature complexe aux émotions insaisissables, aux intempéries furieuses.
Et la nymphomanie (le sexe ?) une maladie, et même une arme (la reconversion de Joe où celle-ci tire profit de ses penchants sexuels décuplés pour recouvrer les dettes de mauvais payeurs) qui sert à la femme pour châtier le bougre et en faire une redoutable prédatrice, une carnassière. Von Trier, féministe simpliste ou misogyne qui s’ignore ? Sans doute les deux. Et misanthrope aussi. Et belliqueux. Et brillant. Il est multiple, ce Lars… Charlotte Gainsbourg elle, clouée sur son lit dans le volume 1, donne ici davantage de sa personne. Belle aventureuse, exquise martyre, elle impose sa grâce et son élégance en ne reculant devant rien, offrant à Joe l’ample incarnation d’une femme blessée, engloutie et accomplie. Vivante.
L’ai-je déjà écrit ? Oui, mais je le répète : Nymphomaniac marie avec les pieds la verve aigrie de Michel Houellebecq à la folie encyclopédique de Peter Greenaway (rarement tendre lui aussi envers notre misérable espèce). Quoi qu’on en dise, quoi qu’on lui reproche, quoi qu’on révèle de ses défauts, quoi qu’on pense de ses écarts, quoi qu’on s’offusque de ses bravades, quoi qu’on s’ébahisse de ses fulgurances (la découverte de l’arbre décharné en haut d’une colline est d’une surprenante poésie), Nymphomaniac reste l’œuvre monstre et malade, pleinement libérée, d’un réalisateur audacieux, provoquant et cinglé, qui n’a pas fini d’agacer son monde.
Lars von Trier sur SEUIL CRITIQUE(S) : Antichrist, Melancholia, Nymphomaniac - Volume 1, The house that Jack built.