La mer a un goût amer comme la mort, et le sel dans l’air charrie les âmes perdues, les ramène peut-être au bord ou les garde très sûrement… Elle l’a voulu ainsi. Elle l’a décidé. Elle l’a laissé revenir seul des flots noirs qui ont englouti les autres, tous les autres et son frère aussi. Mais lui est encore vivant. Aaron est vivant et parmi eux, eux qui souffrent et qui morflent, qui prient et qui ne comprennent pas (pourquoi Aaron s’en est-il sorti ? Pourquoi pas les autres, pourtant plus expérimentés ? Est-il le seul responsable de l’accident, le seul que l’on puisse blâmer ?). Eux forgés par les traditions. Eux accablés par la douleur de ceux qu’ils ont perdus, bravant les tempêtes au large et les grandes vagues affolées, et cette douleur est plus terrible, plus inconcevable que la compréhension, que la pitié, que le pardon, que ces élans remuants auxquels ils ne croient plus, jetés par terre et piétinés.
Il y a maintenant presque du dégoût. Il y a une haine. Ils étaient six sur ce bateau qui s’est échoué dans l’horizon gris et les flots noirs, et Aaron a échappé aux fureurs du diable de l’océan qui, selon l’ancienne légende, a maudit la ville et ses habitants il y a longtemps. Diable invisible et impétueux, diable qu’il faut anéantir pour qu’enfin les jours qui suivent redeviennent apaisés, comme avant. Avant quand tout le monde était là sur le port, au village, dans les bars, le long du zinc. Son frère Michael a été ravi par le diable, avalé, et Aaron, dans une logique intime et confuse du deuil, les cherche inlassablement sur des plages trop vastes drainant algues et mystères, marées et bête de foire, cendres mouillées… En quête des morts sur les rivages.
Aaron, figure pure et "innocente" saisie par le chagrin, se heurte au rejet de sa communauté et à l’énergie vibrante, inépuisable, de son frère qui résonne sans cesse, partout ("Je te vois encore dans l’obscurité"). Il encaisse. Il résiste. Brave spectres défunts et démons du présent… Entre fable sociale et récit légendaire, l’apprentissage de ce deuil impossible se transforme au fur et à mesure en conte noir où folie et fantastique se confondent à une réalité qui s’altère. Bouleversant, déchirant, For those in peril se regarde avec une boule dans la gorge. La mise en scène de Paul Wright est palpitante, instinctive et pourtant rigoureuse. Elle est tellurique. Poétique. On pensera, récemment, aux travaux âpres, à la marge, d’Andrea Arnold, d’Alistair Banks Griffin ou de Philippe Grandrieux.
Elle s’accroche à Aaron (prodigieux George Mackay, d’une présence quasi indescriptible), elle recrache ses pensées et ses vestiges, les traque, les mélange, le couve lui, capte son pouls et ses fièvres intérieures. Tel un Achab, tel un fou, Aaron prend les armes et s’en va combattre le monstre, libérer Michael et se libérer lui-même, se défaire des tourments qui le rongent. On regrettera (à peine) l’abus de différents formats vidéos utilisés là pour dire et exprimer les nombreux souvenirs et leur vérité, mouvante comme de l’écume sale. Dimension spirituelle et multiple de la mémoire travaillée, emportée jusque dans les limbes.
Les cinq dernières minutes sont sublimes, inouïes, éprouvantes durablement, et Wright ne nous avait finalement en rien préparé à celles-ci (avec une image forte, libératrice, qui restera comme l’une des visions les plus saisissantes vues ces dernières années au cinéma). Enfin si, on pouvait éventuellement les pressentir, les envisager un peu, mais pas à ce point de vertiges et d’émotions qui vous laissent blême, liquéfié… Croire à l’impossible, et aux rêves aussi. Croire en chaque mythe, et faire de la mer un vaste territoire embrassant nos chimères les plus gigantesques, les plus extraordinaires, et nous les offrant à bras tendus. Cette mer au goût amer, cette mer qui prend. Cette mer qui est un tombeau.