Déjà quand Jim Jarmusch avait, avec sa nonchalance habituelle, abordé le western (Dead man) et le film de samouraï (Ghost dog), cette impression d'avoir été berné (un western et un film de samouraï, sérieusement ?) s'était quelque peu imposée à nos esprits. Sauf que Jarmusch signait là deux de ses plus beaux films. Alors le voir se frotter à une histoire de vampires, vidés de leur substance romanesque et de leur puissance cinématographique depuis les affreux Twilight qui, quand même, sont parvenus à décrédibiliser le genre en à peine quatre ans, ça faisait peur. Ça intriguait aussi, forcément. Ça intriguait beaucoup. Mais on est chez Jarmusch : ses vampires seront donc désabusés, mélomanes et complètement à l’ouest. Très fleurs bleues aussi.
Vampires moroses, las de ce monde souffreteux, banal et voué à l’abandon (Adam vit à Detroit : pratique pour un vampire adepte de l’anonymat quand il n’y a quasiment plus personne dans la ville, grand terrain vague laissé en pâture aux chiens errants et à quelques voitures fantômes). À travers les époques, ils ont connu les plus grands scientifiques, les plus grands écrivains et les plus grands musiciens. Ils ont connu le Moyen Âge, l’Inquisition, les effroyables épidémies… Aujourd’hui ils sont rockers, épicuriens paresseux, regardent YouTube et prennent des avions de nuit. Savent goûter encore à l’extase du sang et regrettent ces temps où les envies prodiguaient enivrements et voluptés.
Il faut, évidemment, être plus ou moins coutumier du style et du rythme traînants de Jarmusch (et savoir les apprécier aussi). Rythme languissant, hypnotique à la longue, et qui sied si bien à cette histoire d’amour éternelle. Pourtant au début, ça se traîne, ça agace même : deux types discutent guitares et musique tandis que Tilda Swinton déambule dans la médina de Tanger à la recherche d’un peu de sang, et l’est-elle aussi des fantômes de Marlowe et de Burroughs dont les portraits trônent chez Adam avec ceux d’autres artistes, ces artistes qui brillèrent tant les siècles d’avant ?… Le charme opère par flux et reflux, comme un sortilège qui prendrait forme… C’est une balade élégiaque, une balade rock qui pose un regard fatigué sur nos sociétés lépreuses et détraquées.
Érudit, classieux, Only lovers left alive s’abreuve en permanence à la source d’une amertume cotonneuse et d’un humour à froid (à l’image de ce dernier plan malicieux, et en français s’il vous plaît). Tilda Swinton et Tom Hiddleston forment un couple magique, 100% glamour (et sublimé par la douce photographie de Yorick Le Saux), que Jarmusch filme comme l’unique survivant d’un monde déjà fini, terrassé par l’Apocalypse, et garant de l’ultime part de notre culture, de notre Histoire et de notre humanité (une consécration pour des vampires !). Comme l’Adam et l’Ève d’un nouveau genre, rêveurs incorrigibles, amants incessants, et reprenant goût à la vie dans l’aurore marocaine.
Jim Jarmusch sur SEUIL CRITIQUE(S) : Paterson, The dead don't die.