Joseph Mallord William Turner, de son patronyme entier et méconnu, n’avait jamais eu l’honneur d’un film qui aurait volontairement retracé sa vie, analysé son œuvre et considéré ses humeurs. Peu de peintres anglais, au demeurant, ont vu leur destin narré sur grand écran, et si l’on excepte Francis Bacon (le superbe Love is the devil de John Maybury) et David Hockney (le documentaire A bigger splash), cette volonté est un fait plutôt rare. C’est le metteur en scène Mike Leigh, très anglais lui aussi, qui fort consent à se frotter à l’emblématique Turner, "peintre de la lumière" et de cieux majestueux, en retraçant les dernières années de sa vie.
Davantage inspiré par la Nature que la nature humaine, qu’il fuit d’ailleurs assez aisément, de la suffisance des salons aux jactances de ses pairs (vision piquante du critique d’art John Ruskin, pédant et risible), Turner est ici un génie marmoréen et adipeux. Leigh le révèle souvent, et plus qu’en plein travail devant ses toiles, en train de baguenauder au loin ou contempler un soleil irisé, s’émerveiller de nimbus et de cirrus fabuleux, de vagues déchaînées ou même d’un rond de vapeur lâchée par une locomotive fumante comme l’enfer. Leigh privilégie les scènes de la vie quotidienne au pur mystère de la création artistique (pareil qu’au Van Gogh de Maurice Pialat), y enchâssant quelques faits restés célèbres comme ce lazzi savoureux à l’encontre de son rival John Constable quand Turner ajouta cette touche de vermillon (une bouée) à son tableau Helvoetsluys, Le Ville d’Utrecht prenant la mer.
Techniquement, le film est une merveille, de la somptueuse photographie de Dick Pope aux complaintes lancinantes de Gary Yershon en passant par l’interprétation bougonneuse de Timothy Spall qui grimace, qui grogne et qui renifle (une gargouille, dira-t-il à Mrs Booth) sans jamais nous persuader qu’il en fait trop. Mais si luxueux, si imposant soit-il (2h30), ce Mr. Turner reste figé dans ses bonnes grâces et son ambiance presque sépulcrale (la mort omniprésente, la domestique de Turner ravagée par un psoriasis, ces mouches qui s’agglutinent dans la galerie de Turner…), figé aussi dans une narration et une ampleur qui manquent d’envies et de risques, Leigh s’autorisant rarement un trait plus libre, plus vaste, qui aurait célébré à sa mesure le maître des splendeurs de l’empyrée.