C’est vers la vingtième minute que tu décroches soudain et que tu te mets à rire, limite, parce que Russell a une telle vie de merde que ça en devient tordant, le scénario accumulant les poisses existentielles envers ce brave américain, honnête et attentionné, avec un acharnement qui frise le ridicule. C’est parti : Russell, c’est un chic type, un pauvre métallurgiste qui s’échine à la tâche dans une usine qui va fermer au fin fond des États-Unis ravagés par la précarité. Son vieux, il est grabataire et mourant et il lui fait plein de bisous sur le front. Son frère, c’est un G.I. qui fait des allers-retours en Irak (avec traumatismes à la clé) et qui doit de l’argent à un tenancier local.
Du coup, c’est Russell qui rembourse ses dettes avec sa paye misérable parce qu’il est comme ça Russell, il a le cœur sur la main et il veut même pas que ça se sache, genre il a tant d’humilité ce mec qu’elle lui suinte des fesses. À ce stade, si t’as pas envie de verser ta larmichette, c’est que t’es vraiment un dégénéré. Et puis le voilà qui se tape un accident de voiture où il tue une doche et son gnard, et vu qu’il avait un peu picolé avant, c’est direct la prison où il se fait tabasser, apprend que son père a claqué, que sa femme le quitte et doit supporter en plus la tronche de déprimé de son frère (là c’est plus la larmichette, c’est la lame de fond). Et rien ne va s’améliorer, évidemment, parce que sa femme (une jolie et gentille institutrice qui s’occupe de jolis et gentils enfants) s’est maquée avec un flic dont elle attend un bébé.
Son frère se fait défoncer la tronche dans des combats clandestins à mains nues avant de se faire buter alors qu’il voulait rentrer dans le droit chemin, avouant même à Russell qu’il le kiffait grave, t’es mon bro’ à moi, pour toujours, à jamais, blablabla… Il encaisse Russell, mais il reste digne. C’est beau. C’est fort. C’est pénible. Il s’en est rendu compte à un moment, Scott Cooper, que ça faisait un peu too much tout ça, que ça en devenait même plus crédible ? Que tout ce pathos à la louche plombait le propos et l’ambiance ? Tant de misère, tant de désarroi, tant de malheur, tant de fatum… On finit par ne plus y croire. L’Amérique profonde et désœuvrée en devient un cliché, une blague, un cahier des charges à remplir.
Et Cooper ne lui rend certainement pas service en enfonçant toujours plus loin le clou dans une adversité qui finit par s’auto-caricaturer. Le prolétariat U.S. miné par la crise économique en est réduit à une version standard hollywoodienne et springsteenienne où pour imiter le péquenot, les acteurs parlent en serrant les dents, jouent en crispant la mâchoire, en plissant les yeux et en portant le cheveu gras. Les acteurs justement. Au moins ils sont là eux, ils en imposent. Au moins il y a de la gueule, il y a du caractère (Bale, Affleck, Harrelson, Dafoe, Shepard, Whitaker…). Harrelson est même flippant en parrain bouseux à côté duquel la famille de Bubba Sawyer passerait pour un modèle d’idéal catho et républicain.
Cooper filme masculin, filme académique, filme lourd (le montage parallèle grossier entre la mort du frère et la découpe d’un cerf), et comme Russell fait le même métier que les mecs de Voyage au bout de l’enfer et va chasser le cerf comme les mecs de Voyage au bout de l’enfer, bah tout le monde s’engouffre dans la comparaison avec Voyage au bout de l’enfer (on cite Zola aussi… Z-o-l-a !) sans même remarquer la différence (de taille) entre ce truc lourdingue et le classique de Cimino. Et si la mort de DeGroat est cinématographiquement bandante, elle résonne avec âcreté dans un pays qui s’entre-tue souvent, décimé par ses propres armes et incapable d’affronter les évidences d’un éminent fléau social. Cooper ne parvient pas à poser le problème autrement, préférant rejouer l’éternelle loi du talion dans ce qu’elle a de plus terre à terre sans (re)questionner une seconde sa légitimité.