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Dheepan

Bûcher nourri, corps entassés que l’on crame, soldats morts fauchés, tombés sous les balles… Sivadhasan est là qui regarde. Il a perdu ses amis et ses frères d’armes. Il a perdu sa famille aussi, sa femme et sa fille. C’est un Tigre en déroute, affamé, affaibli, obligé de fuir son pays et ses racines (le Sri Lanka) en proie à une guerre civile interminable pour laquelle il a tout sacrifié, et ses illusions avec. Pour rejoindre la France, il lui faut prendre une nouvelle identité, celle d’un mort qui s’appelait Dheepan, et trouver une femme qui, elle-même, doit trouver un enfant. Reconstituer une identité, recomposer une famille, même fausses, et puis partir.

Réveil en terre promise, cité gris morne où précarité et petits trafics vont prendre une ampleur inattendue et pousseront Dheepan à renouer avec ses instincts combatifs, un temps enfouis. Jacques Audiard, en adaptant très librement les Lettres persanes de Montesquieu (deux Persans voyagent en France et en Europe, devisant sur la société, la politique et la religion), parle d’exil (France, terre d’accueil : asile trompeur pour pas mal de réfugiés), d’amour ténu et de nature revenant au galop. Audiard n’a pas son pareil, entre deux envolées oniriques (visions d’un éléphant solitaire et majestueux frayant dans la jungle), pour instaurer une ambiance rêche où la violence, larvée, puissante, attend son heure pour détruire ce que Dheepan et Yalini avaient, difficilement (barrière de la langue, choc des cultures…), commencé à bâtir : un foyer.

Ce retour (progressif) aux hostilités permet à Audiard, dans la dernière demi-heure, d’abandonner une sorte de chronique sociale pour quelque chose de plus viscéral, de plus abrasif. En fuyant un conflit d’État, Dheepan en découvrira un autre à l’échelle de son nouveau monde : celui des gangs. La mécanique guerrière va se réamorcer, s’emballer et s’abattre à nouveau, véritable moteur du film surpassant cette vision soi-disant critique (politique ?) des banlieues dites "sensibles", contexte comme un autre, prétexte à la rigueur, en tout cas territoire mental (cette fin comme un cauchemar agité, un mauvais rêve) et physique (la ligne blanche tracée par Dheepan) renvoyant au diable ces fameuses no go zones.

L’apogée dans les flammes, la fumée et les détonations, déployé en une incroyable perspective fantasmagorique, un truc qui aurait à voir avec le genre sans le genre, offre un contrepoint saisissant avec l’apparente sérénité (et réalité) des deux premiers tiers du film. C’est une échappée furieuse où l’essence littérale de Dheepan accède à son évidence ; Dheepan, l’homme qui n’aimait pas la guerre, mais forcé de s’y livrer. Dommage alors de conclure par une "deuxième fin" maladroite accentuant ce que l’on avait déjà compris des enjeux du film : Dheepan, pur animal sauvage, cherche à s’intégrer dans la norme (occidentale ?) pour oublier enfin la barbarie de son passé, barbarie en embuscade, en tempête sous un crâne, grondante.
 

Jacques Audiard sur SEUIL CRITIQUE(S) : Un prophète, De rouille et d’os, Les frères Sisters, Les Olympiades, Emilia Pérez.

Dheepan
Tag(s) : #Films, #Cannes 2015

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