On en est là aujourd’hui. On en est là, à appeler à l’exécution d’une actrice et d’un metteur en scène parce qu’ils font du cinéma, parce qu’ils ont fait un film ensemble révélant l’hypocrisie générale d’un pays (le Maroc), soi-disant porteur de "valeurs morales et religieuses", face au problème de la prostitution (et à la place de la femme aussi, convoitée mais rabaissée, avilie). On en est là, à les condamner eux plutôt qu’à s’interroger, qu’à débattre éventuellement de la question et de ses répercussions, de ses fondements ("La prostitution est autour de nous et au lieu de refuser de la voir, il faut essayer de comprendre comment des femmes qui ont eu un parcours difficile ont pu en arriver là", a expliqué Nabil Ayouch).
On en est là, vautrés dans un climat délétère où la parole se permet trop, se permet tout, où liberté d’expression rime avec nauséabond et réseaux sociaux avec échafaud. Déjà pour ça, déjà contre ça, Much loved doit être vu. Bouillonnant, engagé, imparfait (le dernier tiers, avec l’arrivée d’une nouvelle fille dans le clan, perd de l’intensité et de la rigueur des deux premiers), le film d’Ayouch témoigne des nombreux tabous (prostitution, pédophilie, drogues, alcool, homosexualité, misère sexuelle, police corrompue…) d’une société en plein déni, hyper malade de ses maux. Derrière les traditions, la grande mascarade.
Ses héroïnes sont des prostituées radieuses, fragiles et volcaniques, traversant les nuits chaudes d’une Marrakech exsangue telles des guerrières en talons hauts malgré l’ignominie (scène terrible des billets à ramasser par terre) et le mépris des hommes, filant de palais privés pour milliardaires Saoudiens à de médiocres nightclubs pour Européens ivres et friqués, ou trop amoureux. Profitant d’un système qui les tolère et les rejette, les désire et les vomit en même temps, Noha, Randa et les autres se démènent comme elles peuvent pour (sur)vivre et forcer de peu un quotidien enrayé (rejoindre son père en Espagne, se rapprocher de sa famille, ouvrir un salon de coiffure…).
C’est une réalité qui dérange parce qu’elle se doit de n’être que des mots, pas plus qu’un soupir ou des regards à la dérobée, et certainement pas un film qui crache la vérité, qui montre des femmes à genoux, sexuées, dénudées, exploitées. Une réalité passée sous silence qu’Ayouch révèle dans toute sa violence et ses contradictions. Une réalité que censeurs et milieux conservateurs, sans courage, refusent de regarder en face, de comprendre et de solutionner. Emporté par une bande d’actrices belles et électriques (Loubna Abidar en tête), Much loved vibre d’audace, d’amour et d’humanité pour ces filles "trop aimées", quand d’autres n’y ont vu pourtant qu’outrages et ordures, aboyant à la ronde au scandale et à la haine. On en est donc là maintenant, en pleine bêtise.