Le film s’appelle Lucky mais aurait pu s’appeler Harry, comme Harry Dean Stanton qui interprétait là son dernier rôle inspiré en partie de sa vie (Stanton a réellement été cuisinier dans la marine lors de la Seconde Guerre mondiale, tel qu’il le raconte lors d’une jolie scène). Et puis parce qu’une partie de sa filmographie se dévoile ici par petits bouts, par évidences, par souvenirs : les balades dans le désert à la Paris, Texas, David Lynch en vieux copain dont il fut l’un des acteurs fétiches (Lucky pourrait être Lyle, le frère d’Alvin dans Une histoire vraie), ou même Tom Skerritt en G.I. vétéran avec qui il joua dans Alien.
Au-delà de la figure iconique de Stanton qui s’impose et en impose (et malgré la démarche voûtée, les traits émaciés et la voix qui s’ébrèche, doucement), Lucky évoque aussi (surtout) la mort qui se prépare, la mort qui arrive, et la peur qui va avec. Car tout désormais semble confronter Lucky au temps qui passe, à l’existence qui va s’achever. Dans l’horloge de sa cafetière qui s’est arrêtée, dans ce petit garçon qui fête ses dix ans, dans ce corps qui chute ou ce vendeur d’assurance obsèques… John Carroll Lynch (aucune parenté) filme Lucky en train de boire, fumer, marcher, regarder la télé, faire sa gymnastique ou ses mots croisés (au grand étonnement de son docteur, intrigué face à sa vitalité et son exceptionnelle longévité). Mais davantage que le filmer, Lynch regarde Stanton. Il célèbre l’acteur discret, admire l’homme tranquille. Il lui rend hommage, simplement.
À travers la ritualisation de gestes et d’actions dérisoires, Lynch fait de l’existence de Lucky une petite musique qui s’égrène paisiblement, y ajoutant ici et là quelques motifs étranges perturbant à peine la linéarité du récit (à qui Lucky parle-t-il au téléphone ? Qui injure-t-il lors de sa promenade quotidienne ? Quel est donc cet endroit nimbé d’un rouge violent ?). Cette petite musique qui, bientôt, ira se perdre sans un écho car "Tout va disparaître… Tout disparaîtra dans l’obscurité et le vide", annonce Lucky avec douceur. Et on est censé faire quoi, lui demande-t-on en retour. On sourit, répond Lucky. Alors Harry nous sourit, et parce que ce n’est plus Lucky à la fin, mais bien Harry qui nous sourit, Harry qui nous regarde droit dans les yeux puis qui s’en va, au loin, pour toujours, parmi les cactus.