On appelle ça, presque pudiquement, un "plan social" ou un "licenciement boursier". En étant honnête, on appellerait ça pour et par ce qu’il est, mais alors ce serait trop long et pas assez convenable parce que la bienséance se doit d’être tenue, même dans la brutalité de vies foutues en l’air. Trop long de devoir dire "on va vous virer parce que vous nous revenez trop cher et qu’il faut faire des économies pour rester ultra-compétitif au niveau international, et qu’on ne peut pas faire autrement, et que les actionnaires râlent, et qu’on peut se faire encore plus d’argent en sous-traitant dans des pays où la masse salariale ferme sa gueule, même en la payant comme de la merde". C’est ça, l’honnêteté de l’ultralibéralisme d’aujourd’hui, c’est cette vérité-là, très simple, très concrète, au contraire de ces grands mots (pacte de compétitivité, flexibilité, mobilité, productivité…) escamotant précarité, réalité du marché et profits indécents.
Les salariés de Perrin Industrie en savent désormais quelque chose, eux dont l’usine va fermer malgré des bénéfices en hausse et un accord passé avec la direction, deux ans plus tôt, prévoyant le maintien des emplois en échange de concessions financières. Eux pour qui commence une longue bataille, sociale et judiciaire, pour tenter de préserver leur travail, la stabilité de leur quotidien et un semblant de dignité. Ce sujet, ce film, ces circonstances, on les connaît par cœur. On peut même y coller des noms dessus, Whirlpool, Vivarte, GS&M, Florange… Stéphane Brizé et son scénariste Olivier Gorce n’ont eu qu’à se baisser pour ramasser les miettes d’une casse sociale toujours aussi florissante et en nourrir leur scénario gonflé, remonté à bloc (qui rappellera, sur pas mal de points et tel un décalque parfait, Comme des lions, le documentaire de Françoise Davisse sorti en 2016 suivant la lutte des salariés de PSA à Aulnay-sous-Bois contre la fermeture de leur usine).
Brizé montre ça, clairement, méthodiquement, ces ravages, ces cris, cette logique impitoyable (irréversible ?) du néocapitalisme qui force à la rentabilité pour exister dans l’économie mondiale (et contenter des actionnaires toujours plus gourmands, spécialement en France, selon une récente étude d'Oxfam), quitte à négliger le facteur humain devenu un détail, une statistique, un dommage collatéral. Il n’y a d’ailleurs même pas de faux suspens dans En guerre parce qu’on sait d’avance que tout est joué, plié et emballé, parce qu’on sait comment ça se passe et que rien, absolument rien n’empêchera la fermeture de l’entreprise et sa délocalisation, pas même les invectives, les belles phrases, les manifs, les réunions, la justice ou l’État, ce piètre médiateur. Et la rage, la rage enfin, la rage quand il ne reste que cette possibilité-là et qui, inévitablement, conduit à la violence, à un désespoir de fou.
Brizé, tout en maintenant une tension extrême, se place au cœur d’évènements que l’on n’a pas l’habitude de voir ni d’appréhender dans leur globalité, les raconte et les saisit, les exprime au plus près (tractations, engueulades, divisions, pressions…), le tout régurgité par les chaînes d’info en continu avec leurs valses de reportages à la va-vite (quand ils ne sont pas biaisés) et "d’experts" fantoches. Il révèle surtout ce gouffre, proprement insondable, entre deux mondes que tout oppose, entre une parole faussement empathique, quasi vidée de sens à force de formules consacrées et de termes abstraits qui cherchent à rationaliser, à justifier une situation inique, et une parole en colère, tonitruante et viscérale, une parole de la dernière chance.
Si le final, par rapport à la matière sèche du film, à sa froide lucidité, à sa minutieuse décortication du drame humain, paraît un rien appuyé et inutile (faire de Laurent, porte-parole syndical, une figure sacrificielle et en soustraire une émotion déplaisante, assez malvenue), il vient malheureusement rappeler ces faits terribles survenus dans plusieurs sociétés (France Télécom, Disneyland Paris, Carrefour, Onet, Michelin…) et qui, pourtant, ont à peine soulevé l’indignation, réduits à quelques commentaires révoltés, à des brèves noyées dans d’autres brèves et dans d’autres guerres. Et cette guerre-là, ici, déjà perdue tant de fois, laisse comme une boule au fond de la gorge et puis un goût de cendres aussi, persistant.
Stéphane Brizé sur SEUIL CRITIQUE(S) : Mademoiselle Chambon, La loi du marché.