Un homme a aimé une femme, autrefois. Ils se sont quittés, ou peut-être est-elle partie, ou peut-être est-ce lui qui a fui, puis revenant aujourd’hui dans sa ville natale pour la retrouver, mais peut-être a-t-elle disparu, serait-elle même morte ? L’histoire est classique, et éternelle, mais Bi Gan n’entend pas la mettre en scène sans la volonté farouche de se mettre à l’épreuve, d’égarer et d’impressionner, de tout envoyer en l’air, les conventions comme les habitudes. Mais cette volonté-là n’échappera finalement ni aux conventions ni aux habitudes d’un certain cinéma d’auteur (voire expérimental), ni aux références incontestables à plusieurs maîtres du genre.
Le film convoque ainsi Alain Resnais, David Lynch et Andreï Tarkovski, Tsai Ming-liang ou Wong Kar-wai en allant jusqu’à en recomposer quelques plans emblématiques (verre qui avance au bord de la table, travelling sur la surface de l’eau, maison délabrée et ruisselante, une femme sur l’épaule d’un homme, face caméra…). Après tout pourquoi pas, l’hommage et la filiation n’ont rien d’incorrect, de répréhensible en soi, mais si au moins Bi Gan offrait quelque chose en plus, de quoi dépasser ses prétentions formalistes… Certes, le film est esthétiquement superbe, mystérieux et déroutant pour qui en pince d’énigmes et de trips cinématographiques, mais il faut bien reconnaître qu’on s’y ennuie passablement.
Et reconnaître aussi qu’aucune émotion (le jeu désincarné des acteurs y contribue beaucoup) ne se dégage de ce qui a très vite, et souvent, tendance à ressembler à un exercice de style bouffé par ses modèles et sa virtuosité. Tel un Mulholland Drive interverti (la réalité puis le rêve mais, comme dans le film de Lynch, l’inverse est possiblement envisageable), Un grand voyage vers la nuit joue et rejoue une histoire d’amour tragique (et d’errance existentielle) sur fond de souvenirs, de songes et de signes divers (une horloge, un livre vert, une photo, une incantation qui ferait tournoyer les maisons…) disséminés comme autant de jalons, de clés et de figures symboliques nécessaires à sa lecture (et sa rude compréhension).
La première heure du film s’emploie donc à déconstruire à dessein sa linéarité pour former un dédale narratif utilisant détours, retours, ruptures et ellipses, procédé trop démonstratif, trop évident dans son envie de "briser les règles", et qui finira par se retourner contre le film en fatiguant, à la limite en agaçant, plus qu’en fascinant. La deuxième heure elle, au contraire, table sur une continuité parfaite filmée en un seul plan-séquence 3D qui vient redéfinir, réagencer, réinterpréter les enjeux et les indices de la première heure à travers un village perdu dans les montagnes que la caméra parcourt en suivant le tracé d’une spirale jusqu’à cette maison en son centre, cette maison-monde où un homme et une femme se sont aimés, autrefois. Problème : on est davantage épaté par la prouesse technique qu’un minimum concerné, éventuellement touché, par la quête sentimentale et onirique de cet homme dont le dernier baiser nous laissera là, enfin, exsangue de lassitude.