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Un pays qui se tient sage

Dès le début des manifestations des Gilets jaunes en décembre 2018, le journaliste David Dufresne a recensé, rassemblé et diffusé sur Twitter (#alloplacebeauveau) des vidéos de violences policières (ou plutôt, et parce que ces violences policières n’existeraient donc pas, d’un "mauvais usage de la force par les forces de l’ordre"), d’abord dans une volonté de témoigner de ce qui se passait dans différentes manifestations (Gilets jaunes, pompiers, retraites, 1er mai, personnels de santé, fête de la musique à Nantes…), ensuite de mettre le ministère de l’Intérieur face à ce qu’il s’entête à nier depuis le début ou à détourner par une rhétorique du langage bien huilée.

Il en a fait un livre sorti l’année dernière (Dernière sommation), puis aujourd’hui ce documentaire qui questionne, et plus qu’il ne cherche à apporter de réponses, la légitimité d’une violence revendiquée par l’État. Le dispositif est simple : devant un grand écran, plusieurs intervenants, en binôme, et dont nous ignorons l’identité (révélée seulement lors du générique de fin) pour permettre une neutralité et une égalité dans la prise de parole, réagissent à ces vidéos que l’on a pu voir et revoir sur les réseaux sociaux, et dont la puissance d’impact se retrouve décuplée par le changement d’échelle. Dufresne offre une voix à tout le monde : historiens, sociologues, écrivains, journalistes, avocats, fonctionnaires de police, Gilets jaunes victimes de violences policières.

Chacun et chacune avec ses mots, avec ses convictions et son vécu, commente et discute, décrypte ces images qui interrogent notre perception (et les origines) de ces violences. Il faut voir Mélanie, jeune assistante sociale, évoquer, avant celles policières, les violences sociales du quotidien et les dégâts qu’elles provoquent (pauvreté, chômage, emplois précaires…), partie manifester contre ça et s’effondrer après avoir reçu, sans raison, un coup de matraque dans la nuque… Il faut voir (entendre surtout) Gwendal Leroy se découvrir à l’écran, à terre et hurlant de douleur, éborgné par un lancer de grenade, et commenter sa propre agonie…

Il faut voir Benoît Barret, secrétaire national d’Alliance Police Nationale, admettre du bout des lèvres, en regardant une vidéo d’exaction policière arbitraire et évidente que, oui, il y a bien un abus. D’ailleurs le refus des autorités à intervenir dans le film (seulement trois représentants s’y sont collés) et à participer au débat donne l’impression, comme le suggère Dufresne, d’une éventuelle "conscience chez certains hauts responsables que quelque chose ne va vraiment pas au sein de la police" (et pas seulement en matière de dérives, mais aussi d’un mal-être prégnant, de policiers désemparés et peu considérés par une hiérarchie qui fait la sourde oreille).

Dommage en revanche que certains intervenants s’éloignent parfois de cette parole simple, à nue, en prise directe avec la réalité, et cherchant à tout prix à théoriser ce qu’ils voient quitte à en devenir un rien ronflant. Ce qui n’enlève rien à la force et à l’à-propos du film qui va jusqu’à étendre sa réflexion sur le rôle de ces images (par exemple dans la révélation d’un personnage tel que Benalla), sur leur viralité et leur diffusion à la portée de tous, sans filtre et sans intermédiaire, loin des reportages expurgés des chaînes d’info en continu. Et qui, surtout, montre comment le maintien de l’ordre français est passé d’une institution républicaine à un outil politique, et a basculé dans un tout répressif (physique et même judiciaire, comme le souligne un récent rapport d'Amnesty International) face à une crise sociale d’ampleur inédite.

Un pays qui se tient sage
Tag(s) : #Documentaires

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