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La fracture

De la colère d’abord. Celle de Raf et de Julie, couple au bord de la crise de nerfs qui ne s’entend plus, qui se fait du mal. Raf aime encore Julie mais Julie non, Julie veut partir, elle en a marre. Alors ça énerve Raf, elle s’en casse même le coude dans la rue en courant après Julie. Il y a celle de Yann aussi, routier qui galère et Gilet jaune venu manifester à Paris, venu dire à Macron son ras-le-bol d’un quotidien précaire mais qui se prendra les éclats d’une grenade de désencerclement dans la jambe. Il y a celle enfin, douce et rentrée, de Kim, infirmière aux urgences qui enchaîne sa sixième garde pour ne pas laisser tomber ses collègues, en sous-effectif, avec la vocation rivée au corps aux dépens d’un mari et d’une fille se sentant délaissés.

Ces différentes trajectoires, multiples, antagonistes, nouvelles, heurtées, vont se croiser et se rentrer dedans, littéralement, pendant plusieurs heures dans un service d’urgences qui manque de tout, mais certainement pas d’agitation. Et de tumulte. Et de gros bobos. S’inspirant de sa propre expérience lors d’un passage aux urgences de l’hôpital Lariboisière, Catherine Corsini filme, comme à l’arrachée, la tourmente sociale aiguë de ces dernières années dans sa pluralité (Gilets jaunes, violences policières, hôpital public à l’abandon, pauvreté grandissante, rapports de classes exacerbés…), mais circonscrite à un service hospitalier en déliquescence et à une nuit qui n’en finit pas.

Unité de lieu et de temps où convergent l’intime (un couple qui se déchire, une vieille femme qui perd la tête, un bébé qui a de la fièvre…) et la réalité brute des tensions sociétales d’aujourd’hui, réalité où plus personne n’entend personne, où tout le monde crie pour soi avant d’écouter l’autre, avant de comprendre, avant de simplement (se) parler. Communication zéro, qu’on cause de sentiments, de l’époque ou d’un État aux velléités soudain répressives. À l’inverse "d’une société dans l’ouverture plutôt que dans le rejet ou la position de force", a expliqué Corsini tout en admettant l’utopie et la naïveté d’une telle envie.

Pour autant, le film ne s’engouffre ni dans un misérabilisme ni dans un sinistre appuyés. Le film est au contraire souvent drôle (Valeria Bruni Tedeschi, géniale en bourgeoise larguée et shootée par les médicaments), énergique et percutant, parfois un peu trop emporté, c’est vrai, par sa fougue (les gaz lacrymaux dans les urgences et la prise d’otages, scènes pas forcément nécessaires dans le soutien d’une dramaturgie déjà chargée). On ne retiendra pas non plus le discours politique (engagé) un rien didactique, bien lové entre Ken Loach et Stéphane Brizé, qui ne cherche pas la réflexion, l’analyse plus précise (ici on est dans l’immédiateté, le rentre-dedans, l’emporte-pièce), et ne dira finalement rien de nouveau sur ce que l’on sait déjà d’un corps social et médical agonisant à petit feu, mais davantage ces tranches de vies magnifiquement captées dans un air du temps qui bout, dans leurs frustrations et dans leurs désirs aussi, d’amour, de révolte ou, juste, d’un peu de réconfort.
 

Catherine Corsini sur SEUIL CRITIQUE(S) : La belle saison.

La fracture
Tag(s) : #Films, #Cannes 2021

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