Ce sont de sombres et lointains faits, réels, qui servent de matériau narratif au nouveau film de Ridley Scott, toujours en forme à plus de 80 ans et à plus de 40 ans de carrière. Des faits entourant le dernier duel judiciaire, également appelé "jugement de Dieu", qui opposa Jean de Carrouges et Jacques Le Gris, en 1386 à Paris, à la suite de l’accusation de viol par Le Gris de Marguerite de Thibouville, deuxième femme de de Carrouges. Duel judiciaire qui, en réalité, n’était qu’une procédure ordalique se réglant par un combat à mort sous les "bons auspices" de Dieu, lui seul évidemment à même de révéler la vérité, de désigner coupables et innocents. Avec, à la clé, la double peine pour madame : si le mari venait à perdre le duel, l’épouse serait brûlée vive pour "fausse accusation".
Construit en trois actes (plus une dernière partie consacrée au duel) épousant le point de vue des trois protagonistes, le scénario écrit par Nicole Holofcener, Matt Damon et Ben Affleck questionne la perception intime des événements et les rapports (de classe, de force, de genre…) entre Jean, Jacques et Marguerite, chacun ayant une vision (sa vision) de soi-même, du déroulement du viol et de ses conséquences dans leur existence. Mais il ne s’agit pas de savoir qui ment ou qui dit vrai, ou d’entretenir un doute quant aux affirmations de Marguerite, celui-là même que commentateurs et historiens, depuis des siècles, s’ingénient à exacerber, à soutenir ou à récuser ("Nous n’avons jamais eu de doute quant à la vraie version, nous n’avons jamais pensé que Marguerite mentait", a expliqué Holofcener).
Il s’agit plutôt de démonter la mécanique d’une culture du viol, ancestrale, qui ignore tout du consentement et du refus, des traumatismes physiques et psychologiques, et place souvent la femme, quoi qu’elle dise ou quoi qu’elle fasse, comme origine du délit (parce que forcément séductrice, tentatrice, faussement innocente, secrètement attirée…). En confrontant les deux premières parties, celles de Jean puis de Jacques, à celle de Marguerite, annoncée comme LA vérité, c’est tout le film qui se réécrit alors et se réinterprète sous nos yeux : sur les vraies personnalités, et alors qu’on les prenait pour de preux chevaliers, de Jean (un homme fruste et illettré) et de Jacques (un coureur de jupons opportuniste), sur la vie au quotidien de Marguerite, sur son agression et ses répercussions, sociales autant que privées.
Les scènes se rejouent ainsi à travers d’infimes variations d’expressions, de regards ou de comportements, amenant le spectateur à appréhender l’engrenage inexorable des faits jusqu’à leur dénouement. Dénouement (le fameux duel donc) où il n’est question que de rétablir l’honneur des mâles et non de rendre justice, de condamner un crime que les autorités religieuses, de toute façon, auront grand soin d’imputer au comportement soi-disant tendancieux de Marguerite en s’ingéniant à corrompre son témoignage (parce qu’elle a dit trouver Le Gris séduisant, parce qu’elle ne jouirait pas avec son mari, parce qu’elle ne lui donne pas d’enfant…). D’ailleurs sa belle-mère résumera froidement, en quelques mots, et l’affaire, et la condition des femmes, et la "valeur" donnée à leur parole : "La vérité ne compte pas. Seul importe le pouvoir des hommes".
Seule ombre (mais de taille) au tableau : les deux premières parties, et bien qu’elles soient censées assurer les bases scénaristiques essentielles aux enjeux du film, se traînent en longueur, n’accrochent pas, académiques et fastidieuses (dans les scènes d’intérieurs, ennuyeuses à mourir, comme dans les scènes de batailles qu’on dirait récupérées des rushes inutilisés de Kingdom of heaven, tant Scott s’y montre peu inspiré). Il n’y a donc que la dernière partie, et puisqu’elle vient remettre les deux tiers du film en question et en perspective, qui sait passionner grâce à ses retournements factuels et à la puissance émotionnelle qui s’en dégage. Et aux échos, anciens, que l’on saura entendre et faire résonner avec les réflexions et causes féministes d’aujourd’hui.
Ridley Scott sur SEUIL CRITIQUE(S) : Alien, Blade runner, Hannibal, Prometheus, Cartel, Seul sur Mars, Alien: Covenant, Gladiator II.