Parler des Nuits de Mashhad, c’est parler d’abord de la ville de Mashhad, personnage à part entière du nouveau film d’Ali Abbasi. Parler de ce qu’elle représente en Iran. Car si elle est la deuxième ville du pays, elle en est surtout la ville sainte chiite la plus importante (avec Qom) qui abrite le mausolée de l’imam Reza et qui, chaque année, attire des millions de pèlerins. Mais elle est aussi une ville se trouvant sur la route de la drogue, depuis l’Afghanistan jusqu’en Europe, et où la prostitution y est endémique, tolérée parce que rouage économique à sa façon. C’est de cette ambivalence, cette sorte de trou noir moral (le sacré côtoyant le sexe et la drogue) que semblera surgir, s’accomplir la "mission divine" de Saeed Hanaei qui, de 2000 à 2001, tuera seize prostituées en pensant "purifier" la ville.
Le fait divers, retentissant à l’époque en Iran, inspirera plusieurs projets. Un documentaire en 2002 (And along came a spider de Maziar Bahari), un livre en 2016 (Les putes voilées n’iront jamais au paradis de Chahdortt Djavann), une bande-dessinée en 2017 (L’araignée de Mashhad de Mana Neyestani) et, en 2020, un film adoubé par les autorités religieuses (Killer spider d’Ebrahim Irajzad), quand elles refusèrent la production de celui d’Abbasi (qui a dû tourner à Amman, en Jordanie), jugé trop transgressif. Mais il révélera surtout les nombreux paradoxes d’un régime fondamentaliste (qui, sans surprise, a violemment condamné le film) tel que l’a expliqué Abbasi : "Dans un monde normal, il est évident qu’un homme qui a assassiné seize êtres humains serait considéré coupable. Mais, en Iran, c’était différent : une partie de l’opinion publique et des médias les plus conservateurs se sont mis à encenser Hanaei, convaincus qu’il n’avait fait qu’accomplir son devoir religieux consistant à nettoyer les rues, autrement dit à étrangler ces femmes considérées comme impures".
Si le film, au premier abord, a des allures de thriller disons classique (serial killer qui rôde, enquête journalistique, meurtres violents, ambiance glauque et poisseuse), comme si Abbasi avait cherché à s’inspirer à la fois de Klute, de Fear city et de Zodiac, il dresse, en creux, le constat d’un pays exsangue où précarité, drogue, corruption, poids des traditions, oppression des femmes et frustration des hommes, dans un environnement où le sexe est affaire taboue, où tout se retrouve assujetti à l’appréciation des bonnes mœurs, ne peuvent conduire qu’à des choix terribles (se prostituer pour survivre, pour nourrir son enfant…). Qu’à des tragédies dont les crimes d’Hanaei, que la police a clairement laissé faire, quand la justice n’a su qu’en faire, seraient la plus extrême des illustrations. Et desquels le caractère "héroïque", que beaucoup leur ont prêté et ont soutenu, témoigne d’une ascendance religieuse dévoyée dont les femmes sont les principales victimes, et pas seulement les travailleuses du sexe (Abbasi évoque également la misogynie profondément ancrée en Iran qui, elle, n’est pas particulièrement religieuse ou politique, mais culturelle).
À travers le personnage d’une journaliste (Zahra Amir Ebrahimi, magnifique de présence et de dignité) lancée sur les traces du tueur, banal père de famille que le fanatisme aura transformé en monstre, c’est aussi le quotidien de toutes les femmes iraniennes, dépossédées, fliquées, contraintes (la scène à l’accueil de l’hôtel, absurde, ou celle avec le policier, sinistre), qu’a voulu montrer Abbasi (l’observation n’étant pas spécifique à l’Iran, a-t-il dit, mais existant, sous d’autres formes, aux quatre coins du monde). Polar choc et drame social, réflexion sur un rigorisme acharné enclin à se perpétrer (la dernière séquence, glaçante, avec le fils d’Hanaei), Les nuits de Mashhad tend un miroir sale à une société iranienne profondément malade (de ses interdits, de ses contradictions, de ses aveuglements…). Et confirme la vitalité et le regain d’intérêt du cinéma iranien contemporain (Mohammad Rasoulof, Saeed Roustaee, Sadaf Foroughi, Panah Panahi…) prêt à bousculer ordre et censure.