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La zone d'intérêt

Il ne se passe rien, dans La zone d’intérêt. En soi il ne se passe pas grand-chose. Pas grand-chose à l’écran. Pas grand-chose sinon la vie, ordinaire et tranquille, d’une famille allemande typique, croit-on lors des premières séquences. On prend la voiture pour aller pique-niquer et passer la journée au bord d’un lac, au sein d’une nature apaisante et verdoyante. Plus tard madame s’occupe du jardin, les enfants jouent ou vont à l’école, monsieur lit des histoires à ses filles à l’heure du coucher, on cuisine, on discute chiffons, on est bien. On dirait le jardin d’Éden. À cela près qu’à côté, à quelques pas seulement, en tournant la tête, c’est Auschwitz-Birkenau. À côté c’est le camp, le pire, anéantissement, infamie, horreur pure. La famille, c’est celle de Rudolf Höss, alors commandant d’Auschwitz, et de sa femme Hedwig. La zone d’intérêt, c’est ce périmètre de 40 km carrés autour du camp de concentration où vivaient civils, gradés et militaires.

Et si donc, à l’écran, il ne se pas grand-chose sinon cette vie, ordinaire et tranquille, d’une famille allemande (a)typique, c’est que tout (mais ce tout est vertigineux et monstrueux, on le sait) se passe hors-champ, au-delà du mur d’enceinte du joli jardin de la jolie maison des Höss. Se comprend dans les toits des baraquements et les miradors, les fumées noires dans le ciel, ces pluies de cendres, ces coups de feu et ces cris, dans ces trains qui arrivent, ces os humains dans la rivière, ces lueurs de feu qui embrasent parfois la nuit et ce grondement incessant dans l’air, grondement d’une machine de mort tournant à plein régime. L’épicentre de la zone, là où on extermine en masse, restera un point aveugle. Un point noir comme les ténèbres. Mais un point qui, constamment, se rappellera à nous.

"Pour moi il y a deux films : celui qu’on voit et celui qu’on entend. Et le vrai film là-dedans, c’est le film invisible", a expliqué Jonathan Glazer. De fait, celui "visible" ne fait qu’enregistrer froidement, frontalement (une succession de plans fixes, si l’on excepte deux ou trois travellings, saisis par dix caméras filmant en simultané les acteurs), et sans aucun affect pour les personnages, le quotidien presque banal des Höss s’il n’y avait cette proximité avec l’enfer, vécue l’air de rien, comme si elle n’existait pas, ou à peine. L’invisible, lui, se manifeste par une sonorisation poussée des atrocités dont on connait la teneur, et l’associant mentalement aux images, lectures et témoignages que l’on a de l’indicible.

Ce contraste entre ce que l’on voit (le détachement des Höss vaquant à leurs occupations, en particulier celui d’Hedwig dont le bonheur matérialiste, détaché de son contexte, confine à la schizophrénie) et ce que l’on entend (la solution finale poussée à son rendement maximum) place le spectateur dans une espèce d’état de sidération, de malaise ouaté. Mais le film, progressivement, perd de cet état-là, le restreint, n’ayant in fine d’autre enjeu, ni même d’autre volonté, que d’observer une routine domestique et bureaucratique qui ne fait sens (occultation du réel, indifférence face à la barbarie) que dans son effroyable contrechamp.

Une fois le dispositif filmique installé et assimilé, on sent Glazer comme empêtré (ou trop confiant ?) dans celui-ci, puisque refusant artifices et conventions de mise en scène (mais la recherche d’une esthétique dépouillée à l’extrême n’en est-elle pas déjà une ? Et qu’en aurait pensé Lanzmann, lui qui conchia La liste de Schindler et applaudit Le fils de Saul ?) qui pourraient produire du "beau", de la psychologie (qui, certes, n’ont pas lieu d’être ici), s’essayant alors à quelques embardées conceptuelles (fondu au rouge, scènes en caméra thermique, incursion contemporaine) pour se faire plus interventionniste, plus signifiant, mais qui s’avèrent davantage maladroites que pertinentes (question : y’en avait-il besoin ?). La distanciation voulue par Glazer et qui, naturellement, s’est imposée à lui face à la délicate question de la représentation de la Shoah, finit pourtant par tourner à vide. Mais ne serait-ce pas là la vraie nature, et aussi le fonctionnement, du film ? Montrer, par le vide, le vide moral d’une humanité prête à fermer les yeux sur sa propre inhumanité, par compromission et/ou par idéologie ?


Jonathan Glazer sur SEUIL CRITIQUE(S) : Under the skin.

La zone d'intérêt
Tag(s) : #Films, #Cannes 2023

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