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Emilia Pérez

On imagine bien Jacques Audiard et son scénariste Thomas Bidegain se marrer quand ils ont écrit Emilia Pérez. Se marrer tant le film, de par son sujet (un ersatz d’Escobar qui change de sexe) et par sa forme (musical, thriller, drame intimiste et social…), allait forcément donner du grain à moudre aux critiques de tout poil. Parce qu’il n’y aura sans doute pas, cette année, plus clivant, plus singulier et plus déroutant que cet Emilia Pérez qui, pour un récit basé d’abord sur une transition de genre, fait quand même pas mal dans le binaire. Binaire dans le sens où le film, pendant deux heures, convoque sans cesse tous les contraires : raté et réussi, décevant et prenant, violence et douceur, masculin et féminin, parlé et chanté, le mal et le bien, le cliché et l’inhabituel, le too much et le simple, l’amour et la haine, etc.

Une transition de genre donc, d’abord, soit Manitas, chef de cartel mexicain redouté, qui veut devenir une femme. Pas sur un coup de tête, non, pas pour se cacher non plus, mais depuis l’enfance, depuis toujours. Mais comment faire, comment l’appréhender, comment le faire accepter (et l’accepter soi-même) quand vous évoluez dans un milieu où les codes masculins prévalent sur absolument tout ? Pendant la moitié de sa vie, Manitas a vécu avec cette part de lui enfouie, cachée, a fondé une famille, s’est construit une autre identité. Mais aujourd’hui c’est fini. Manitas parle d’un reset, d’un recommencement, va tout abandonner, Mexique, cartel, flingues, femme, enfants, et devenir ce qu’il est vraiment. Des années plus tard, il sera enfin celle dont il rêvait. Il est Emilia Pérez. Elle est Emilia Pérez.

Récit de transition, mais surtout récit d’une transformation. Et d’une rédemption aussi. Là-dessus Audiard y va à fond, avec les gros sabots même, et fait de l’ancien baron de la drogue une Mère Teresa aidant les familles à retrouver des proches disparus, victimes du narcotrafic. Clairement pas la meilleure partie du film (la pire étant ce gunfight final, poussif au possible), d’autant qu’Audiard en tire une sorte de «morale» qui prête à sourire. En résumé, les pires salopards peuvent avoir un cœur gros comme ça dès qu’ils développent une sensibilité féminine. Et quand la violence resurgit soudain (qui s’inscrira dans un questionnement sur la paternité), c’est la figure du masculin, d’une certaine virilité toxique, qui revient au galop.

Et puis le scénario, dans sa globalité, n’approfondit jamais vraiment les clairs-obscurs existentiels de ses héroïnes, laissés là, lisses, sans réelles ambiguïtés, au cœur de péripéties romanesques écrites (et qui s’enchaînent) à la truelle. Question légitime (mais réponse subsidiaire) : pourquoi ça fonctionne chez Pedro Almodóvar, auquel on pense beaucoup ici, et pas chez Audiard ? Pourquoi ici ça fait gloubi-boulga ? Pourtant il y avait de quoi faire pour explorer les joies, les doutes et les déchirements de chacune : la relation entre Emilia et son ancienne femme Jessi, celle avec ses enfants, les états d’âme de Rita, l’avocate qui a permis à Emilia d’exister enfin…

Quant à l’aspect musical, là aussi c’est peu probant, non seulement parce que celui-ci s’insère souvent mal dans la narration (les exemples les plus flagrants étant ces entrevues chez les chirurgiens à Bangkok et à Tel Aviv), ensuite parce que les chansons, les musiques et les danses (point de vue totalement subjectif bien sûr) ne sont pas du tout emballantes. Le reset dont parle Manitas peut évidemment s’appliquer pour Audiard (le parallèle est facile) qui, depuis Les frères Sister, cherche à se renouveler dans les genres, mais si on pouvait ne pas rejeter complètement Les Olympiades, Emilia Pérez, lui, souligne très franchement les limites de ce renouvellement.


Jacques Audiard sur SEUIL CRITIQUE(S) : Un prophète, De rouille et d’os, Dheepan, Les frères Sisters, Les Olympiades.

Emilia Pérez
Tag(s) : #Films, #Cannes 2024

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