Monstres et cætera 1/7 - 1972 [Critique rédigée par Ben]
Aguirre, la colère de Dieu fait partie de ces films qui, longtemps après avoir été secoués et décriés, atteignent le statut de chef-d'œuvre ; pourtant, ce n'était pas gagné d'avance... Plongée abrupte dans l'époque peu glorieuse des percées de conquistadors en Amérique du Sud, Aguirre fait état d'un de ces voyages qui devait mener une expédition vers le tant espéré Eldorado. Voyage aux confins du monde, au cœur de la dense forêt amazonienne, les hommes, à ce titre, paraissent comme des fourmis dans la première scène, et le film d'Herzog ressemble à une odyssée hors du temps, hors de tout.
Ce qui frappe et marque d'emblée, c'est cette sensation surprenante «d'amateurisme» cinématographique (caméra tremblante, cadrages a priori mauvais) qui fait penser au témoignage d'un tournage difficile, car "en condition" comme l'a expliqué Herzog. Mais pour voir un film comme Aguirre, il faut faire fi de l'aspect strictement technique pour se concentrer sur ce que le film a à dire et donne à penser.
Car ce n'est pas d'une promenade sylvestre dont il est question, mais bien d'une expérience transie et profondément dérangée, une histoire d'hommes, de leurs passions, de leur soif de richesse et de pouvoir. C'est dans ce cadre que paraît surgir un seul et unique personnage, Don Lope de Aguirre (puissamment interprété par Klaus Kinski), habitant l'écran de son regard hagard, barbare et mégalomane ; il a tout d'un être inhumain, ou trop humain. Envahi par cette nature hostile et sauvage, seul Aguirre semble croire, encore, à la découverte de l'Eldorado ; illuminé par une promesse de pouvoir, il continue inlassablement cette expédition cauchemardesque, percevant les hommes comme des moyens (uniques) de parvenir à son fol objectif.
La banalité, l'indifférence avec lesquelles les morts s'enchaînent sont le reflet de l'euphorie d'Aguirre, s'enfermant dans sa folie sans être troublé par la Faucheuse jusqu'à ce que sa fille décède simplement, comme tous les autres, représentation d'une impuissance de tous face aux forces de la nature. De plus, cette nature semble répondre elle-même à la fureur d'Aguirre ; toutes ces armes, tout cet or que les conquistadors transportent, toutes ces "richesses" ne valent que pour eux, et sont émiettées, inutiles et méprisables dans (et par) cette jungle.
Profondément égoïste et cruel, Aguirre est le symbole de ces chrétiens de l’Occident entêtés et corrompus par leur nature humaine ; Herzog ne reconnaît à la religion que son oracle apocalyptique, mais il voit une conséquence non pas fataliste, mais due à la nature abjecte de l'homme civilisé. Aguirre serait donc un plaidoyer contre cette cupidité ancrée en l'Homme ? Oui, mais il serait injuste de le limiter à cela. Le film va plus loin, il est la conquête impossible des mystères de l'être et de l'avoir, récit intemporel sur l'Homme et sa nature, ses origines et ses orientations.
Épopée hypnotique, sidérante de proximité et de réalisme, Aguirre, la colère de Dieu est une référence du cinéma expérimental, atypique, osé ; il offre une vision noire de l'Homme, de ses crimes passés et à venir. La dernière scène, magnifique dans sa tragédie, est l'aboutissement à la fois concret et abstrait d'une idée, d'une philosophie jusqu'au-boutiste, Herzog ne voit plus qu'en l'Homme un destructeur finissant par se détruire lui-même, Aguirre représentant, en ce sens, toute l’incroyable monstruosité humaine. Sa dernière parole, "Qui d'autre est avec moi ?", semble résonner en vain dans le silence d'une forêt sourde qui lui crie : "Personne !".