Est-il possible qu’Arrested development soit, avec The comeback, la meilleure série comique du monde, et même de tous les temps ? La plus pertinemment drôle, la plus caustique et la plus déjantée ? En seulement trois saisons (la Fox ayant décidé d’arrêter le programme, faute d’audience, arrêt ironisé et raillé dans la dernière saison, notamment dans l’épisode 9, Save our Bluths), cette série décapante, encensée par la critique et récompensée de plusieurs prix, n’a épargné personne ni aucune moralité, portant aux nues bêtise, veulerie, hypocrisie, égoïsme, incompétence et, finalement, beaucoup d’humanité et de tendresse aussi.
Au cœur de cette mécanique délibérément caricaturale permettant frasques et moqueries, tout passe à la moulinette du politiquement incorrect : attardés, gays, magiciens, inceste, religion, justice, armée, monde de l’entreprise, etc. Et la famille évidemment, éternel gouffre à problèmes et à dissensions, mais seul univers cohérent (mais pas forcément épanouissant, la série ne prônant jamais, bien au contraire, les valeurs familiales parfaites si chères à l’american way of life) face à l’instabilité du monde. D’une grande précision d’écriture, Arrested development enchaîne à un rythme infernal répliques cinglantes, situations saugrenues, quiproquos incessants, flash-backs cocasses, voix off sarcastique (celle de Ron Howard), comique de répétition, effets et gags visuels ciselés, remarquablement millimétrés. Les dialogues hilarants fusent, jaillissent sans cesse à un point qu’il est parfois difficile de saisir toutes les subtilités dès le premier visionnage, tant il y a à voir (chaque scène, chaque épisode fourmillent d’innombrables détails loufoques) et à écouter simultanément.
La série narre les déboires financiers et malheurs quotidiens de la famille Bluth, végétant dans une maison témoin au beau milieu d’un no man’s land californien. Un père peu scrupuleux en prison acoquiné à Saddam Hussein (puis en cavale, puis assigné à résidence, puis cherchant à se faire la malle par tous les moyens), une mère alcoolique d’un cynisme et d’une répartie à toute épreuve, trois frères (ou presque) et une sœur un peu beaucoup losers sur les bords, deux enfants et un mari "analthérapiste" (mélange incertain d’analyste et de thérapiste) qui, non, non et non, n’est pas un homosexuel refoulé malgré une virilité en berne et des allures plus qu’équivoques.
De toute cette famille frappadingue, Michael (le deuxième frère) est le seul avec un tant soit peu de sérieux et d’intégrité, la série fonctionnant à propos sur l’exaspération, l’opposition burlesque de son personnage "moral" face à la stupidité et l’irresponsabilité de tous les autres. Sa sœur Lindsay, girouette matérialiste et sexuellement frustrée, son mari Tobias avec lequel elle forme un "couple libre" (mais n’y parvenant jamais), son fils George Michael (!), un peu coincé, et sa petite amie Ann ("Who? Her? Really?"), bigote pas très gracieuse, sa mère, vieille vipère sans scrupule, et ses deux frères Buster (cyclothymique et quelque peu déficient mentalement, devenu manchot depuis qu’un phoque carnivore lui a dévoré une main) et Gob, illusionniste ringard aux tours de magie improbables sur fond de Final countdown. Sans oublier les personnages secondaires récurrents, jeune frère adoptif ("Annyong!"), médecin fataliste, secrétaire vénale, avocat incompétent ou désespérément incorruptible (le fameux Bob Lablow, se prononçant comme "bla-bla-bla") qui n’incitent pas vraiment Michael à vouloir sauver absolument l’entreprise familiale de la banqueroute.
Répertorier tout ce qu’il y a de génialement brillant dans Arrested development relève du travail encyclopédique, la série accumulant à foison scènes et moments cultes, surtout dans la dernière saison, délirante et en roue libre totale (Tobias déguisé en taupe, détruisant la maquette géante d’un lotissement et se battant contre George Michael en aéro-propulseur devant des hommes d’affaires japonais éberlués : du carrément grand art). Les acteurs s’en donnent naturellement à cœur joie, chacun resplendissant de talent et de jubilation dans l’interprétation géniale de ces personnages tous plus timbré les uns que les autres.
Certes, il faut pouvoir apprécier cette ambiance particulière située quelque part entre une sitcom autodestructrice et un Woody Allen sous acide, et apprécier aussi cet humour à froid, frénétique et décalé ; mais la débilité inventive d’Arrested development est si unique, si grandiose, qu’elle se savoure sans modération, sans gêne et sans hésitation. Et se savourera bientôt sur grand écran (la série est en cours d’adaptation pour un prochain long-métrage) pour plus de plaisirs absurdes et excentriques.