C’est là un pur plaisir de cinéma que ce fantasque Berberian sound studio offre aux spectateurs fascinés, et il faut pouvoir accepter de s’égarer dans les nombreux méandres esthétiques et scénaristiques qu’il propose sans chercher absolument à les comprendre (de suite) ou à les théoriser (plus tard), car sur l’instant, la sensation de vertige et de frissons est plus que stimulante, elle est enivrante. Ingénieur du son pour des documentaires sur la campagne anglaise (dont un paisible et inoffensif Paysages à Box Hill), introverti, discret et tout en flegme britannique, Gilderoy débarque en Italie pour travailler sur un film d’horreur réalisé par un certain Santini, spécialiste du genre.
Dans une atmosphère confinée et inquiétante (secrétaire revêche, producteur agressif, metteur en scène intimidant, techniciens impassibles…), confronté à l’isolement, à ses démons et à ses angoisses, Gilderoy va imperceptiblement anéantir (assimiler ?) le monde qui l’entoure. Avare en dialogues, le film se construit avant tout de bruits multiples et de tonalités singulières ; un simple plan rapproché sur des choux-fleurs, accompagné d’une bande-son lancinante et bizarre, devient par exemple une séquence quasi onirique d’œuvre expérimentale. Il s’élabore aussi par l’emploi systématique de motifs répétés, fétichisés, voire érotisés.
Gants de cuir noir actionnant le projecteur, lèvres féminines s’ouvrant sur des cris de terreur ou de souffrances, panneau lumineux "Silenzio" qui clignote dans l’obscurité, voix indifférente annonçant le numéro des bobines, des scènes et des prises, plans de spectrogrammes, de bandes qui tournent à l’infini, d’aiguilles qui s’affolent, de boutons, de modulateurs, d’outils de mixage… Et puis aussi des radis et des courgettes massacrés, des choux et des pastèques poignardés sans ménagement pour parfaire le bruitage des nombreuses scènes gore du film dont on ne verra aucune image (sinon le générique couleur sang), mais imaginé seulement à partir des scènes "mises en bruit" (hurlements d’agonie, incantations, membres arrachés ou mutilés, supplices en tous genres…) ou doublées par les actrices.
Ce film au titre improbable (The equestrian vortex) mélange allègrement tous les clichés du genre : ambiance satanique, vierge sacrifiée, sorcière vengeresse, prêtre sadique et gobelin terrifiant. Mais Santini, indécrottable playboy (difficile de ne pas penser à Bob Guccione, fondateur du magazine Penthouse et producteur du scandaleux Caligula), a surtout préféré tourner d’atroces scènes de tortures avec de jeunes femmes dénudées qui finiront par révulser Gilderoy censé leur apporter l’habillage sonore nécessaire. Face à ce dégoût et à une solitude de plus en plus prononcée, Gilderoy se réfugie dans les sons apaisants de son Angleterre natale qu’il a apportés avec lui, des pas de sa mère à l’horloge du salon en passant par la sonnette de la demeure familiale.
Sans prévenir, la dernière demi-heure se disloque soudain en étranges et incroyables circonvolutions ; le réel (si c’est bien celui-là) s’étourdit de chaos et de ruptures, et le film semble recommencer à nouveau (il pourrait même ne jamais s’arrêter), une actrice est remplacée, Gilderoy se met à parler en italien, on tente de le tuer… Tout semble s’entremêler (une lettre de la mère de Gilderoy devient le texte à jouer, la sonnette retentit la nuit à sa porte…) et se résorber autour de Gilderoy qui, entre son appartement étriqué et le studio d’enregistrement, paraît ne jamais voir le jour ni l’extérieur (dont la seule manifestation sera une araignée opiniâtre). Mais Gilderoy a-t-il bien pris l’avion pour venir en Italie ? Est-il réellement là ? Qui est-il vraiment ? Un acteur ? Peter Strickland joue avec son film et l’inconscient tourmenté de son personnage (Toby Jones, impeccable) comme il s’amuse à martyriser les sons, coupés, triturés, éprouvés, arrangés, fabriqués et refabriqués.
Jamais loin de l’expérience sensorielle et/ou du délire mental, Berberian sound studio est aussi un magnifique hommage au septième art, au giallo, au Z et au bis. Les grands maîtres du genre (Mario Bava, Dario Argento, Lucio Fulci…) y sont forcément convoqués, et puis Brian De Palma (le fils spirituel) et David Lynch également dans cette mise en scène élégante (belle séquence à la bougie où, autour d’une table qui ressemble à une nature morte, Gilderoy reproduit la vibration d’une soucoupe volante avec une ampoule) qui structure et déstructure les différents niveaux de réalité jusqu’à en recomposer une autre (altérée ? Ininterrompue ? Parallèle ?). Et même dans ses quelques imperfections (une intrigue qui stagne un peu, un côté roublard et abscons qui pourra agacer), Berberian sound studio impose un style raffiné et une audace pour le moins intrigante.
Peter Strickland sur SEUIL CRITIQUE(S) : The duke of Burgundy, In fabric.