Il y a pire à ne pas vouloir aimer, rejeter, s’indigner, et ce pire, c’est ce qu’on appelle l’indifférence, et le Biutiful d’Iñárritu, attendu, et malgré cette exigence, cette ambition cinématographiques qui le traversent de part en part, parvient uniquement à nous insensibiliser sans mot dire, à nous éloigner de lui, à nous détacher de ses envies de grands bouleversements. La mise en scène, le montage, le sens du cadre d’Iñárritu sont toujours aussi impressionnants, pourtant quelque chose ne passe pas, quelque chose ne fonctionne plus et qui se serait perdu en route ou pas très loin sur un rivage où viennent s’échouer les morts à la mer.
C’est sans doute ce scénario qui fait masse, semblant ne jamais avancer, lent à s’élancer, en attente, en dépit ou à cause de toutes les vérités qu’il a à dire et qui n’arrive à rien délivrer, aucune claque, aucune empathie pour personne, pour ceux qui trépassent ou ceux qui subissent, aucune émotion ou rarement, à de si fébriles instants, à de si fragiles minutes... Iñárritu se disperse, cherche à se coltiner un certain état du monde, déliquescent et âpre (pauvreté, travail précaire, clandestins, amours fragiles, économie globale sans pitié…), tout en livrant le portrait d’un salaud en voie de rédemption "christique" (la figure du martyr n’est pas loin) et en brodant le canevas ostensible d’une filiation paternelle à travers les âges et les races (père absent, parti, déjà mort ou qui va mourir) ; c’est beaucoup, donc.
Des premières aux dernières secondes dans ces bois sous la neige, on reste totalement extérieur à ce long tumulte existentiel, et résigné face à cette adversité charriée par hectolitres dans les rues d’une Barcelone inédite, sale et grouillante, lointaine aux beautés de Gaudí et de ses ruelles ensoleillées. Rien n’y fera alors, pas même les couleurs franches, tranchantes et contrastées, pas même Bardem en minotaure fatigué, crinière sombre et grise encadrant un visage rugueux, insondable, et pas même cette poésie parfois, cette métaphysique évaporée, subtile mais prégnante (Uxbal parle avec les esprits).
Thomas Vinterberg, dans son surpuissant Submarino, s’attelait lui aussi à batailler ferme avec la noirceur de notre belle époque. Mais là où ce dernier parvenait à transcender la souffrance de son sujet et de ses personnages, Iñárritu livre ici un naturalisme sans éclat, désagréable et qui ne touche aucune de nos hypothétiques cordes sensibles, à l’inverse des incandescences que furent Amours chiennes et 21 grammes ; dommage, les promesses (esthétiques et scénaristiques) étaient énormes, mais l’ennui sinistre l’est tout autant.
Alejandro González Iñárritu sur SEUIL CRITIQUE(S) : Birdman, The revenant, Bardo.