Dès la toute première scène, magnifique, de ce Black swan plus magnifique encore, Darren Aronofsky place son film sous les désordres mouvants du rêve et/ou du cauchemar, de l’épopée intérieure, et intérieure à Nina strictement. Le film débute ainsi, à la manière d’un Mulholland Drive réécrit, permuté (de Los Angeles à New York, du cinéma au ballet), par une scène de danse rêvée, somptueuse et délicate, impliquant déjà étourdissements et travers. Mais là où Diane se plongeait dans un sommeil angoissant, Nina en émerge enfin, semble se réveiller, étourdie, ou peut-être est-elle encore en train de rêver ? Rêve-t-elle aussi, comme Diane, à son accession de gloire secrète, de perfection ultime jusqu’à la mort ? Et le maléfique Rothbart ne vient-il pas évoquer, dans la rainure soyeuse des projecteurs, le "monstre" brûlé du chef-d’œuvre de David Lynch ?
Nous serons ainsi, et c’est un fait, dedans Nina, nous serons elle, jeune danseuse étoile choisie pour le rôle-titre d’une nouvelle représentation du Lac des cygnes, et jusqu’aux dernières secondes il n’y aura, jamais, aucun autre point de vue permettant une objectivité, une réflexion plus sensée affirmant (ou contrecarrant) les peurs, les doutes et les visions terribles qui, dès lors, la hantent jour et nuit. Black swan est un périple mental frayant un chemin strict, ruant dans la pure psychose, ne cherchant jamais à s’arrêter ou à se raisonner, et qui s’emporte entièrement lors des trente dernières minutes du film, aussi harassantes et éprouvantes que pouvaient l’être celles de Requiem for a dream.
Le film se refuse au raffinement, à une philosophie plus affectée. Au contraire, l’intrigue joue, s’appuie sur des sensations et des sentiments très primaires, exagérés en tout point. Il faut pouvoir accepter le trop, l’exacerbé, presque le grossier, pour apprécier cette œuvre malade et macabre. Aronofsky ne recule que devant peu d’effets, parfois à moitié réussis et proches de la boursouflure assumée (le double dans le miroir, le fantôme sanglant de Beth dans l’appartement…), pour démultiplier chaque avancée, chaque phase dans la lente dislocation (psychique et physique) de Nina qui tente de s’accomplir, de s’incarner au-delà de ses limites.
Il en va de même pour les psychologies abordées, théâtrales, à la lisière des poncifs (mère abusive, sexualité refoulée, double maléfique, névroses). À l’écran, cela se traduit par des signes forts, évidents et identifiables immédiatement : peintures monomaniaques de la mère, test de Rorschach au mur chez Thomas, étrange statue ailée, image du cygne omniprésente (le petit tableau dans la salle de bains, la peluche dans la chambre…). Les décors, eux aussi, participent clairement à cette odyssée intime, miroirs à chaque recoin (et presque à chaque plan), utilisation du noir et du blanc, appartement confiné, murs en parpaings nus, vierges et gris, comme en attente d’un décor à poser par-dessus, issu directement de l’imagination de Nina et de ses rêves, encore.
Nina, fragile et évaporée, déjà perturbée (on devine des antécédents psychologiques troubles, anorexie, automutilations…), couvée par une mère Gorgone ultra-protectrice (Barbara Hershey, divine et inquiétante), suit le destin de son héroïne qu’elle incarne littéralement, à la folie et sans plus aucun discernement. Nina s’abîme dans ses propres démons et ses propres failles (aussi béantes que les stigmates qu’elle arbore), s’égare dans la dualité de son rôle et de sa personnalité (que Lily, sa "rivale", tente de comprendre… et d’aider ?), confond les ancrages de la réalité et les fuites du rêve, de la fiction imposée.
Le film a, évidemment, un univers très marqué et très référencé : Les chaussons rouges de Michael Powell, Répulsion de Polanski, La pianiste d’Haneke (la mère a d’ailleurs le même prénom que le personnage d’Isabelle Huppert). Les transformations du corps et sa réappropriation évoquent bien sûr le meilleur de Cronenberg (La mouche, Faux-semblants, Crash), mais aussi l’étrange Dans ma peau de Marina De Van où l’être cherche à se sublimer par-delà les souffrances et une réalité plus ou moins rejetée. Les pieds sont atrophiés, les plaies nombreuses, les ongles saignent, la chair se déchire ou se caresse, puis quand arrive, enfin, l’apothéose sur la grande scène et sous les vivats, d’un envol admirable se déploient alors de larges ailes noires en un instant de grâce absolue.
Aronofsky, inspiré, roublard et talentueux, transforme, transcende cette simple histoire de paranoïa et de frustrations en un incroyable opéra schizophrène, relecture moderne et psychotique du ballet de Tchaïkovsky. Il parvient à rendre palpable, expressive au possible (trop, diront certains), cette démence ambiante qu’il tient parfaitement sur la durée et dans une belle osmose de sensualités (proximité charnelle lors des scènes de répétitions), de sons (souffles, respirations, craquements d’os, rires et chuchotements), de lumières, de musiques et d’atmosphères étranges, envoûtantes soudain puis terrifiantes la seconde d’après.
Il faut maintenant revenir sur cette dernière demi-heure délirante, apex sidérant où, tout autant perdu que Nina, et manipulé à la guise d’un Aronofsky déchaîné, le spectateur ne sait plus quoi envisager, ni croire ni penser. Le spectacle est alors éblouissant, enivrant, organisé entièrement sur les glissements entre eux du fantasme, de l’imaginaire et du réel, et dont le sadisme éclatant rappelle celui, plus discret, des contes de fées de notre enfance (métamorphoses, mère cruelle, innocence perdue). Attendu, agaçant, brillant même dans ses imperfections et disposé à de multiples interprétations, Black swan paraît s’amuser de ses outrances (la scène de masturbation, celle du pervers dans le métro) et distille patiemment son venin, prodigue le vertige, illuminé sans cesse par une Natalie Portman superbe dont les lignes du visage n’ont jamais été aussi intrigantes.
Darren Aronofsky sur SEUIL CRITIQUE(S) : Requiem for a dream, The fountain, The wrestler, Noé, Mother!, The whale.