Le projet intriguait dès le départ : Juliette Binoche chez Bruno Dumont, c’est un peu comme Gérard Depardieu chez Andreï Zviaguintsev. Certes, Binoche a déjà travaillé avec des auteurs exigeants (Kieslowski, Ferrara, Haneke, Kiarostami…), mais la rencontre de ces deux-là avait forcément quelque chose de déconcertant à l’image et sur le papier, Dumont ayant toujours refusé de tourner avec des acteurs professionnels, et davantage encore avec des stars internationales. Sans renoncer à son illustre rigueur, et malgré la présence éminente de Binoche (sans maquillage et vulnérable comme jamais, complètement "déglamourisée"), Dumont fait de son Camille Claudel 1915 un nouvel objet janséniste narrant l’enfermement de l’artiste à l’asile de Montdevergues (qui y restera pendant vingt-neuf ans, jusqu’à sa mort).
Dès la première scène, Binoche apparaît nue et entrant au bain, abandonnée entière aux mains et aux exigences de Dumont, dont le style aujourd’hui ne surprend et ne galvanise plus (il est loin le temps des chocs esthétiques et émotionnels que furent La vie de Jésus, L’humanité ou Flandres). Si l’actrice trouve là un rôle emblématique qui, aux yeux de beaucoup, marquera forcément sa carrière (mais pas autant que dans Les amants du Pont-Neuf, Bleu, Fatale, Code inconnu ou Mary), on pourra trouver aussi que son interprétation est un peu trop figée dans la performance, dans l’accomplissement exécuté et non vécu parce que l’on contemple d’abord Binoche entourée de vraies malades mentales avant de contempler Camille luttant contre l’oubli et la folie.
Quand Binoche, par exemple, pleure à la sortie du cours de théâtre et crie sur une pensionnaire, son jeu s’éprouve, se ressent aussi sûrement que celui de la jeune femme jouant (très) mal l’infirmière qui tente alors de la réconforter. La vraie surprise vient plutôt de Jean-Luc Vincent dont la douce étrangeté offre au personnage de Paul Claudel une présence et un trouble mystique surprenants. La séquence où, torse nu, il écrit dans sa chambre, est magnifique et intrigante à la fois, débarrassée d’affects (des larmes, des cris et des grimaces) et de méthodes (Binoche en artiste martyr drapée dans son désespoir avec grande cérémonie). Et dans cette chambre dans une presque obscurité, droit à sa table, Paul contracte ses muscles, favorise l’effort jusqu’à la déformation poussée de son visage, puis les admirant, contemplant l’acte de Dieu qu’il est et celui qu’il est devenu.
Paul et Camille sont des "fous" chacun à leur manière, exaltés beaucoup, perdus dans un excès de croyances (Camille croit qu’on veut l’empoisonner, qu’on l’a spolié, Paul s’aveugle de prières et de splendeurs…) ; Paul vante la découverte de son amour à Dieu (grâce aux Illuminations de Rimbaud) quand Camille se lamente de la perte de son amour à un seul homme, Rodin, et à son art (elle travaille, lors d’une promenade, la glaise ramassée à terre, mais s’arrête vite, résolue désormais à négliger son talent). L’action du film, réduite au strict nécessaire (Camille attend la visite de son frère), permet de s’éloigner de l’imagerie d’un biopic simplement académique, et aussi du souvenir d’Isabelle Adjani se consumant chez Bruno Nuytten.
Les deux instants où Camille sort de son mutisme (la consultation chez le docteur, l’entrevue avec Paul) arrivent comme les seuls fragments où le film s’abreuve de sa rare parole (alors que les scènes avec Paul se nourrissent longuement de ses propos). Dumont soustrait le Verbe, amenuisent les mots et les suppliques, privilégiant le silence de Camille (et son visage aussi) dans lequel elle s’est réfugiée, comme un rempart au néant et à son propre égarement. Le film de Dumont a l’allure d’un sacerdoce rugueux alternant ouverture au monde (la montée de la colline comme celle du Golgotha) et enfermement physique (dans l’asile) où la foi des plus humbles se heurte sans cesse à la faiblesse des hommes.
Bruno Dumont sur SEUIL CRITIQUE(S) : Hadewijch, Hors Satan, Ma Loute, France.