Au cœur de la nuit argentine, à Buenos Aires précisément, deux âmes épuisées se rencontrent un peu par hasard, deux corps cabossés aussi, l’un courant derrière la mort, à l’affût, et l’autre tentant d’empêcher la Faucheuse au travail. Sosa et Luján se croisent sur les lieux d’un accident de la route, il est avocat spécialisé dans de ce genre de drames, rouage d’un système de corruption profitant des escroqueries à l’assurance, elle est urgentiste fatiguée qui se drogue pour tenir le coup. Les sentiments se mettent en marche, autant que la mort, et leur relation va s’épanouir, s’affirmer parmi les orages et les menaces.
Carancho est un film qui paraît s'éparpiller, s’effriter sans cesse. Le film se veut d’abord comme une espèce de témoignage brut sur un certain contexte social propre à l’Argentine (celui des hôpitaux, des combines d’avocats véreux), ensuite passe à l’apaisement d’une romance fragile, puis enfin vire au thriller noir et sanglant. De fait, on a du mal à rentrer dans le film, à s’y intéresser même, car celui-ci semble hésiter sur l’intrigue à suivre, semble partir dans plusieurs directions sans vraiment vouloir en déterminer une. La tension monte chaotiquement, comme elle peut, et n’est vraiment efficace que dans son dernier tiers quand tout se met enfin à dérailler.
Le scénario éclaté atténue l’attention du spectateur, égaré entre détails confus des arnaques et des jurisprudences, scènes répétées aux urgences (qui finissent par lasser) et polar balisé. C’est finalement du côté de la relation entre les deux amants que le film va trouver un point plus fort et plus névralgique, emmené par la belle prestation de Martina Gusman et Ricardo Darin ; amants maudits à la James M. Cain (Assurance sur la mort, Le facteur sonne toujours deux fois), pris dans les rets d’une implacable fatalité, et ce jusqu’à l’accident final dont l’issue restera incertaine. Le monde des urgences, la nuit, la drogue, le danger, la valse des âmes seules et des âmes perdues, rappellent également le magnifique À tombeau ouvert de Scorsese dans cette peinture nette d’une violence humaine et désespérément quotidienne.
La réalisation de Pablo Trapero est précise, instinctive en même temps, proche des visages et des peaux durement marquées (blessures, coupures, piqûres), et nimbée de lumières chaudes superbement restituées grâce à une caméra HD. De belles scènes (celle de la danse, du premier baiser autour d’un café et d’un drôle de pari), et jusqu’à un dernier plan-séquence saisissant, viennent éblouir ce cauchemar éveillé, comme chancelant, qui passionne à moitié tout en impressionnant par sa maîtrise et sa noirceur irrémédiable.