Le cinéma a eu ses belles ruptures esthétiques de la part de réalisateurs cherchant soudain d’autres horizons, d’autres nébuleuses à explorer. Lynch et Une histoire vraie, Cronenberg et Faux-semblants, Spielberg et La couleur pourpre, Scorsese et La dernière tentation du Christ, etc. Jan Kounen s’y essaie à son tour, laissant derrière lui des œuvres barrées (Gisèle Kérosène, Vibroboy, le bien nommé, mais mal-aimé, Dobermann, 99 francs) qui l’ont rapidement catalogué comme un réalisateur foutraque et déjanté sans talent évident. De fait, Coco Chanel & Igor Stravinsky a tout du projet de la maturité et de la reconnaissance critique pour Kounen. Il abandonne ainsi ses habituelles excentricités pour se confronter à une forme plus classique de création, imposée en partie par l’histoire tirée du livre de Chris Greenhalgh relatant la liaison adultérine entre la couturière réputée et le compositeur incompris (qui, ici, sont comme désacralisés).
La force du film, quasi sensorielle, ne vient pas seulement de sa mise en scène inspirée ni de l’interprétation séduisante de Mads Mikkelsen et Anna Mouglalis (superbe et altière et dont la voix opaque réussirait à faire se damner), elle émane de cette cadence étrange qui paraît comprendre, obéir à l’inspiration musicale, rythmique et néoclassique, de Stravinsky. Le film, s’il suit bien une trame générale, a l’air de se construire, et de façon imperceptible, par fugues, par fragments et par interruptions. Les dialogues rares (souvent remplacés par les accords exaltés de Gabriel Yared) accentuent ce sentiment d’une œuvre envoûtante comme en infime décalage avec l’instant, et presque avec elle-même.
La passion des deux amants n’en est pas vraiment une (et qu’on l’accuse de manquer de ferveur est un mauvais procès), plutôt une sorte de désordre, peut-être de magnétisme invisible, peut-être d’intérêt ou de calcul. Il n’y a en tout cas pas de réelle "adoration" entre ses deux anti-conformistes se séduisant, se mal-aimant pour quelques raisons et prétextes aussi mystérieux que la logique qui les pousse à s’étreindre secrètement au bas d’un piano, au sein d’une alcôve ou quelque part dans la nature. Il est possible également d’invoquer l’alchimie, physique ou intellectuelle, présente au cœur du processus de fascination trouble de ces doubles figures de la pratique (du génie ?) artistique quand Chanel, justement, envisage et approche les méthodes de distillation expérimentale pour son futur Chanel n°5.
L’influence chamanique qui, depuis Blueberry et son final "en transe", semble posséder entièrement Kounen, se retrouve en filigrane dans le beau générique du début et dans les séquences de fin suggérant, assez maladroitement, le 2001 de Kubrick (Coco et Igor, au crépuscule de leur vie, et face à leur solitude tel Dave Bowman face au monolithe noir, donnent l’impression de communier entre eux malgré la distance, de s’accorder avec le temps présent et l’avenir passé). Manière singulière de terminer un film tout aussi singulier, insolent et moderne, se détournant avec audace des conventions d’un biopic sans originalité, plein généralement des beautés fades d’une reconstitution et d’une linéarité trop apprêtées.