Quelques mois seulement après l’anodin A dangerous method, revoilà déjà David Cronenberg avec l’adaptation du roman culte de Don DeLillo, Cosmopolis, odyssée en limousine à travers un magma cyber-capitaliste dont les tyrannies financières se craquellent et s’effondrent le temps à peine d’une rotation de la Terre. Cronenberg qui avait, au début des années 90, songé à adapter American psycho (un jour peut-être, on peut toujours rêver…), propose en quelque sorte sa version détournée du roman de Bret Easton Ellis en transposant celui de DeLillo. Très bavard (et parfois ennuyeux), ce Cosmopolis-là navigue entre coups d’éclat et ratés, observant son anti-héros immobile (assis, couché, debout, à quatre pattes, rarement en action) avec ironie et formalisme fouilli.
Après Patrick Bateman, voici donc Eric Packer, golden boy milliardaire "perméable à la lumière visible", déjà mort peut-être (c’est ce que suggère la fin du roman), perdu entre doutes et illusions dans un New York en ébullition (visite du président, mort d’un rappeur soufie, violentes manifestations…), et tentant de s’enflammer à son tour, d’échapper lui aussi à sa propre réalité, pétrifiée et aliénante (par le meurtre et le fantasme pour Bateman, par l’abandon de soi et le néant pour Packer). Les dialogues du livre de DeLillo n’en sont pas vraiment, plutôt des incantations, des monologues qui s’entrecroisent, s’annihilent et se répondent, chaque personnage semblant parler à lui-même plutôt qu’à l’autre pour révéler l’instabilité d’un présent où tout peut s’écrouler en quelques zeptosecondes.
Cronenberg a plus ou moins conservé cet aspect axiomatique des phrases et des mots, ces non-échanges traduisant la vacuité de nos rapports déréglés, virtuels. Mais les réflexions imaginées, proposées par DeLillo résonnent ici en un écho inanimé, et perdant de leur pulsation mathématique, de leur hypnotisme désincarné, proférées trop simplement sur une mise en images qui les banalisent, les discréditent, en épuise la portée stylistique (c’est plus qu’évident dans la scène avec Samantha Morton qui semble réciter de longues tirades sans intérêt, dénaturées, bulles lexicales vidées de leur substance prophétique).
Et puis le film donne l’impression d’une succession de scènes désordonnées avec un montage cut assez déroutant, donnant au film une allure tarabiscotée, saccadée, alors que le livre se coule en une sorte de procession funèbre, de mélopée noire faite de conjonctions et de rat en polystyrène. Dommage également d’avoir supprimé la scène où Packer croise, avant sa rencontre fatidique avec Benno Levin, le tournage d’un film avec des centaines de gens allongés nus au milieu de la rue, et se mêlant alors à eux pour éprouver leur chair, ressentir leur corps, fusionner leurs membres, avant d’aller faire l’amour avec sa femme, plus irréelle que jamais (elle qui semble n’être qu’un fantôme, qu’une synthèse, traversant le roman comme une supposition, la prégnance d’un souvenir, l’idée même, infime, du couple).
Cronenberg revient en tout cas à un cinéma un peu plus "rock’n’roll" après plusieurs films atones (en gros, d’eXistenZ à A dangerous method), et Cosmopolis, sans en avoir la sublime majesté, peut être rapproché de son fascinant Crash (voiture sacralisée, désincarnation de la réalité, envies de mort, et jusqu’aux accords électriques d’Howard Shore). Packer est sa nouvelle entité trouble (Robert Pattinson, crédible, intéressant, mais sans plus), génie et roi du libéralisme moderne qui prévoie, calcule, absorbe, spécule, anticipe, réorganise le monde dans un semblant d’équilibre jusqu’à la rupture ("Ma prostate est asymétrique").
C’est le "This is the girl" du film, le Rosebud de Packer, la formule magique qui va tout précipiter, tout révéler d’une société auto-anéantie réduite soudain à l’appartement de Levin, capharnaüm à l’abandon, usé, hors temps, à l’image de ce que ce sont devenus nos espaces et nos existences. C’est des entrailles de Packer, de l’intérieur littéralement, que le chaos surgira (puis règnera sans doute), Packer qui cherchait tant à réguler ses moindres gestes, les moindres mouvements (de son cœur, du yen), les courbes, les transits, l’air et l’extérieur. Eschatologie intime, viscérale, révélant l’agonie inéluctable de nos systèmes influés et d’un homme atomisé : "Tant de choses venues et disparues, voilà ce qu’il était".
David Cronenberg sur SEUIL CRITIQUE(S) : Faux-semblants, Le festin nu, Crash, Les promesses de l’ombre, A dangerous method, Maps to the stars, Les crimes du futur.