Ô mon robot 6/7 - 2006 [Critique rédigée par Fredastair]
Avant-propos : la passion du cinéma que nous partagions, avec Frédéric et d’autres blogueurs, avait permis de tous nous rencontrer et d’échanger autour du septième art, et puis sur d’autres choses aussi (les voyages, les études, le quotidien…). Frédéric était quelqu’un d’intéressé, d’intéressant, et d’une simplicité qui faisait du bien, en plus d’être une plume brillante (pour Trois couleurs, pour À voir à lire…). Il nous a quitté le 6 octobre dernier, à vingt-deux ans. Triste et inconcevable nouvelle à laquelle, malheureusement, sa famille, ses proches et son amie ont dû soudain faire face…
Il avait bien voulu participer à ce cycle "Ô mon robot", hésitant d’ailleurs à écrire sur I, robot qu’il aimait bien, mais dont il soupçonnait le potentiel nanardesque (il admit que le film de Proyas aurait pu être son "inavouable"). Il opta finalement pour le Daft Punk’s Electroma, plus hype et plus respectable pour sa crédibilité en devenir ! Voici donc l’excellent article qu’il a écrit, publié ici dans le cadre du cycle mais, avant tout, comme un humble et sincère hommage à sa belle personne.
Humains, trop humains… On aura connu les robots dociles et serviables, les robots en révolte contre leur créateur (HAL, Terminator, les pieuvres métalliques de Matrix) ou reproduisant sa quête mystique des origines (les replicants de Blade runner, l’androïde peroxydé de Prometheus, analogies du rapport de l’Homme envers son Dieu)… Il y eut aussi ceux, plus rares, cherchant à rejoindre la nature de celui qui l’avait façonné. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? En tout cas l’on sait, depuis au moins les années 2000, que certains d’entre eux cherchent à franchir cette (mince ?) frontière séparant la machine de l’être de chair et de sang. Steven Spielberg, sur les traces de Kubrick et de Carlo Collodi, en a fait son film le plus malade et le plus maladif (A.I. - Intelligence artificielle), sorte de version futuriste et morbide de Pinocchio. Cinq ans après, l’étrange Electroma constitue un peu la réponse (non revendiquée, et sans doute non consciente) à Spielberg, ou du moins une reprise de ces mêmes questionnements douloureusement existentiels, mais sur un mode plus intimiste et surtout plus expérimental.
À quoi aspire un robot ? Une machine a-t-elle une âme, une pensée, des sentiments ? En quoi peut-elle se définir quand elle n’est qu’un clone (une réplique) de milliers de ses semblables ? Peu de longs-métrages auront poussé le problème aussi loin (ou avec autant d’insistance) que cet Electroma qui s’inscrit à plein dans l’univers des Daft Punk. Le duo electro aime à se dissimuler derrière des masques, sa musique vibre de puissantes nappes électroniques et répétitives, mais aussi, human after all, a toujours placé le problème de l’Être (et du néant) au cœur de son œuvre. Les Daft Punk et le cinéma, c’est quoi ? D’abord un monstrueux opéra animé illustrant les beats de l’album Discovery (Interstella 5555), un caméo dans le fameux Tron : L'héritage dont ils signent aussi l’enivrante bande originale, et quelques collaborations avec Gaspar Noé, notamment pour Enter the void.
Soit autant de fictions où l’homme (du moins ce qu’il en reste, fantôme, hologramme, double animé) erre dans des univers hantés par sa propre disparition, puis se perd dans de vastes mégalopoles de néons et de micro-processeurs. Electroma ne parle pas d’autre chose, si tant est que l’on puisse en dégager quelque discours, mais le situe dans un tout autre décor : l’Amérique profonde des highways et ses bourgades désaffectées, comme une réminiscence des road movies des années 70 et leur projet (illusoire) de reconquête des territoires. D’abord reflets sur un pare-brise, celui d’une voiture avec laquelle ils sillonnent ces paysages fantomatiques, les deux DJs ne tardent pas à se fondre dans la masse : autour d’eux, tout un chacun arbore le même masque brillant et la même dégaine déshumanisée. Piéton, prêtre, mère de famille, enfant sur une balançoire… Le monde entier, endormi dans sa routine (son programme), est robotisé. Soit.
Le drame d’Electroma est justement la violation de cette routine : les deux "punks idiots" se voient apposé un deuxième masque, humain celui-ci, une figure de cire qui se met à fondre comme neige au soleil et leur vaut l’anathème de toute la communauté. Exclus, en échec, les deux robots fuient dans un désert asséché, hanté par le souvenir du Gerry de Gus Van Sant dont Electroma reprend carrément la progression dramatique et quelques images, jusqu’au plagiat. Loin d’un ressourcement, ce retour à une nature primitive causera leur dernière perte. La fable a valeur de parabole, saturée de symboles canoniques (roche, feu, soleil, sexe féminin), tour à tour limpide et mystérieuse, d’une littéralité biblique (la plaque d’immatriculation estampillée "human") et d’une obscurité sans fond (la curieuse séquence d’opération "chirurgicale", son décor technoïde façon 2001, son magma de matières à la Cronenberg).
Objet typique de la post-modernité, à la fois prétentieux et naïf, casse-gueule et audacieux (la beauté du geste, en tout cas, est bien là), Electroma brasse un lot de références assez inouï sur sa petite heure quatorze, des plus évidentes (Stanley Kubrick, Philip K. Dick, George Lucas) aux plus surprenantes. Les séquences finales convoquent ainsi le Zabriskie Point d’Antonioni et le surréalisme de Salvador Dali ou de Giorgio de Chirico (l’image incroyable du robot "démasqué") en les mixant à la sauce clippesque d’un Spike Jonze (le dernier plan, magnifique). Preuve que les deux cinéastes en herbe, sans oublier de réciter leur gamme, en gardent tout de même sous le capot. Dans ses meilleurs moments, Electroma s’offre généreusement comme une matière contemplative et réflexive, se débarrassant de toute forme de fioritures (scénario, rebondissements, dialogues, personnages même) pour aboutir à la méditation et à l’extase sensorielle.
Et finit par atteindre une sorte d’épure, tout rempli soit-il, paradoxalement, de ses (deux) mille et un clins d’œil cinéphiles. Foule vs individu, chronique de la soumission et de la déshumanisation ordinaires, constat de la désertion pure et simple de nos existences… Reste-t-il quelque chose d’Electroma une fois admis (et évacué) son barda philosophique parfois pesant ? Le long-métrage, fondé sur l’esthétique de la répétition et de l’étirement, se prête en fait à toutes les expériences. Proche de l’installation vidéo ou de l’art contemporain, c’est un objet inclassable, aussi bien appréciable dans sa totalité que dans la somme de ses parties. Il n’est même pas interdit de le saucissonner en copeaux, en "morceaux" indépendants les uns des autres : presque chaque séquence se suffit à elle-même, ponctuée par une musique, et constituant en soi un vidéoclip (visuellement splendide) ou une petite épiphanie.
Trip visuel hypnotique, "expérience" aussi fascinante que barbante (on a aussi le droit de trouver l’ensemble parfaitement vain, creux et emmerdant), Electroma a pourtant bien trop d’ampleur, de cohérence et d’ambition pour rester confiné à la case du "clip de luxe" : il s’affirme, dès ses premières images, comme un vrai film de cinéma. Mieux, il brouille les frontières entre les deux régimes de récit (film/clip) dont il est issu. Et puis il y a une chose, difficilement identifiable au premier abord, qui sauve Electroma et le fait échapper, in extremis, au délire arty et foireux : quelque chose comme une profonde mélancolie qui émeut et finit même par bouleverser. Le motif obsédant de la brûlure, qui ouvre le long-métrage et revient comme un cauchemar latent (un trauma), vient figurer une angoisse de la perte plus profonde que prévue.
Et si Electroma n’était pas, au fond, l’histoire d’une amitié ? Celle, a priori aberrante, entre ces deux êtres de boulons et de datas, unis par loyauté, séparés par fatalité, détruits par désespoir ? Celle, par extension, des deux chefs d’orchestre Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo (dont on devine les traits sous les étranges et fatals masques de cire dans la première partie) ? Il suffit de tendre l’oreille vers la bande-originale du film, aussi surprenante qu’éclectique et expurgée de tout morceau des Daft Punk (folk song, classique, du funk qui grésille, de la distorsion electro, une pincée de cold wave…), pour n’entendre que cela : une redécouverte de la mécanique des sentiments dans un monde où ils n’ont plus droit de cité, quelques années avant le Wall-E de Pixar. Il n’est donc (surtout) question que d’amour perdu, de liens fraternels rompus, d’être qui vous manque et de nécessité d’être deux pour affronter le monde et ses douleurs… Et quand la solitude arrive in fine, elle est synonyme de mort. "The tears of a silent rain / Seek shelter on my broken pain / And run away […] I want to be alone / I need to touch each stone / Face the grave that I have grown / I want to be alone…".