Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Dans les ténèbres du rêve technologique

Ô mon robot 3/7 - 2008 [Critique rédigée par Magusneri]


Sur Blade runner, Terminator et Robocop


Que reste-t-il du cinéma américain des années 80 dans la mémoire de nos rétines ? Pour nombre d’entre nous, une vague de films commerciaux grand public (Star wars, Indiana Jones, Retour vers le futur…), œuvres de divertissement devenues cultes au fil du temps par la force de séduction de leurs images bigarrées et de leurs répliques marquantes. Pour d’autres, le porte-étendard démodé d’une propagande reaganienne revancharde (Rambo, Delta force…) totalement manichéenne, peuplée de héros guerriers invincibles incarnés par des acteurs de muscles… et de muscles (Sylvester Stallone, Arnold Schwarzenegger, Chuck Norris…). Les années 80, et plus particulièrement celles des États-Unis, restent associées à un matérialisme forcené, symbole d’une société ne vivant plus que pour consommer, se traduisant dans les salles obscures par une transformation radicale des modes de production.

C’est l’âge d’or des blockbusters, initié quelques années plus tôt par Les dents de la mer (Steven Spielberg, 1975) et La guerre des étoiles (George Lucas, 1977). Ce matérialisme, qui ira jusqu’à s’ériger en esthétique pour le cinéma des années 80, est indissociable des innovations technologiques de la décennie : c’est la naissance des ordinateurs compacts (le premier PC est lancé par IBM), l’apparition du CD-ROM, la création des grands systèmes d’exploitation (Windows, Macintosh) par Microsoft et Apple, le lancement du téléphone cellulaire digital… Cette révolution technologique, si elle provoque d’abord un sentiment général d’euphorie face aux "merveilleuses" potentialités d’assistanat pour la vie humaine, soulève en même temps une méfiance, voire une angoisse, une peur de la machine.

Personnifiée au cinéma, cette peur adopte un visage humanoïde, son incarnation la plus marquante reposant sur la figure du robot. Face aux robots inoffensifs de La guerre des étoiles ou du nanar populaire Short circuit, les androïdes de Blade runner (Ridley Scott, 1982), le tueur métallique de Terminator (James Cameron, 1984) et le policier robotisé de Robocop (Paul Verhoeven, 1987) représentent assurément la part obscure, le point aveugle du matérialisme technologique des années 80 en incarnant, paradoxalement, la hantise la plus humaine qui soit, à savoir la mort. Le scénario de ces trois films de science-fiction repose de manière fondamentale sur la question de la mort, d’un point de vue métaphysique pour Blade runner (l’androïde incarné par Rutger Hauer, hanté par sa propre finitude, voit sa supériorité de machine remise en cause et sa nature mimétique voler en éclats), conflictuel pour Terminator (une machine devenue consciente, le fameux Skynet, entreprend d’éradiquer le genre humain) et fusionnel pour Robocop (un policier abattu se voit ressuscité sous la forme d’un robot, un exosquelette métallique très sophistiqué le maintenant en vie). 

La peur de la machine est indissociable de la terreur inspirée par la mort. Chez Scott (qui opte pour le thriller contemplatif) comme chez Cameron (préférant le genre du film d’action) ou Verhoeven (choisissant la voie de la satire), le robot est une figure de mort. Les androïdes de Blade runner, en réaction à la peur de leur trépas, tuent à tour de bras leurs créateurs humains dans l’espoir d’obtenir un sursis de vie. En vain. De même dans Terminator, le tueur robotique du futur, incarné par le glaçant Arnold Schwarzenegger, est une véritable machine programmée pour exterminer, sorte d’Antéchrist de métal et de chair artificielle tout droit sorti d’un enfer où régneraient les robots.

Dans les ténèbres du rêve technologique

Mais ce qui pousse le Terminator à agir, c’est la peur obscure éprouvée par l’ordinateur Skynet face à la possibilité de son anéantissement par la main d’un homme (John Connor). Verhoeven pousse la réflexion plus loin encore dans le paradoxe avec Robocop, car si son policier est bel et bien maintenu en vie grâce aux prouesses de la robotique, il est utilisé tel un jouet mortel par des hommes de pouvoir sans scrupules dans le but d’exterminer leurs rivaux, voire les robots créés par ces mêmes rivaux. Un robot destructeur de robots. Le fruit d’une folie meurtrière toute humaine. Ainsi, au-delà de la proposition d’un univers résolument graphique, peinture futuriste du matérialisme des années 80, Scott, Cameron et Verhoeven (tous trois obsédés par l’image pure) mettent en scène le robot, ou plutôt le rapport de l’homme à la machine, comme une vision de notre monde, chacun selon sa propre sensibilité de cinéaste.

Vision mélancolique pour Blade runner, paranoïaque pour Terminator, satirique pour Robocop. Face à la mort, l’androïde Roy Batty, incarné par Rutger Hauer, apporte une dimension inédite à la figure du robot en explorant sa propre intelligence artificielle jusque dans ses ultimes limites. Présenté d’abord comme un surhomme sur le plan physique, Batty finira littéralement par s’affranchir de sa condition de robot au moment même de sa mort, à travers l’oraison poétique de son existence dérisoire : "J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire… De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli… comme les larmes… dans la pluie… Il est temps de mourir…". L’androïde, condamné à quatre ans d’existence, apparaît dans Blade runner comme une image tragique radicale, un symbole de finitude absolue, la métaphore extrême de notre propre mort. Dans un registre moins lyrique, mais tout aussi graphique, Cameron opte également pour une représentation spectaculaire du robot. Son Terminator, squelette de métal assassin dissimulé sous une masse musculaire impressionnante, rejoint la figure du surhomme, mais à l’opposé de la conscience torturée des androïdes de Blade runner

Le Terminator ne pense pas, il agit. L’intelligence artificielle qui l’anime ne répond qu’à une impulsion unique : détruire. Fantasme militaire du super-soldat dressé pour tuer, obéissant aveuglément aux ordres qu’il reçoit sans jamais se soucier d’une quelconque moralité. Vision cauchemardesque de la volonté de toute-puissance de l’Amérique reaganienne, métaphore robotique d’un système politique américain plus agressif que jamais, décidé à régenter le monde d’une main de fer. Cette métaphore, teintée de paranoïa chez Cameron, se voit reprise par Verhoeven, mais sous l’angle de la satire, voire du grotesque. Les machines dans Robocop sont tout aussi meurtrières, mais la représentation ultra-violente de leurs actes confine au carnage cartoonesque. Le réalisateur hollandais, connu pour sa crudité (et sa cruauté) visuelle, détourne la surpuissance du robot en proposant une version excessive de l’homme-machine où le métal est constamment maculé de torrents de sang.

Dans les ténèbres du rêve technologique

À partir de la mise en scène du robot, les trois cinéastes en viennent à proposer une vision du monde comme une gigantesque machine animée. Dans Blade runner, cette vision repose sur le design futuriste de décors urbains omniprésents : la cité tentaculaire est un monde métallique et hostile. Par l’économie de moyens qui frappe le développement de son Terminator, Cameron opte quant à lui pour une vision moins spectaculaire que celle de Scott, une représentation âpre et tendue de la mécanique du temps, un temps réglable/déréglable à loisir où il est possible de voyager d’une époque à l’autre dans le but de donner la mort (la mission du robot) ou de protéger la vie. Plus grinçant dans sa tonalité, Robocop dépeint la machine politique et financière qui dirige le monde (machine qui n’a plus rien d’humain). 

Représentatif à ce titre de l’esprit paradoxal, de l’enthousiasme tourmenté des années 80, le robot dans le cinéma de Scott, Cameron et Verhoeven devient ainsi la vision d’un Mal, vision ballottée entre effroi et fascination face à la technologie. Ce Mal, lié au motif de la création sacrilège, de la recréation d’un autre genre d’humain par l’humain, repose au fond sur un thème à la fois éthique et théologique, récurrent, un fil rouge qui relierait les trois films. La figure du père créateur est au cœur de l’intrigue de Blade runner, les androïdes ne revenant sur Terre que pour lui réclamer un supplément de vie, alors que Terminator pourrait se résumer à l’Apocalypse selon Skynet (destruction de l’humanité par une forme d’intelligence artificielle supérieure, une bête innommable qui fait de la Terre un enfer). Et Robocop n’est-il pas l’histoire d’un "juste" crucifié à coups de fusils à pompe, puis ressuscité en justicier de métal, l’histoire même d’un Christ robotique ?

Un problème éthique irrigue l’intrigue de chacun de ces films : le mal inhérent à la création du robot par l’homme ne peut engendrer qu’une autre forme de Mal, une rétribution incontrôlable des créatures de métal contre leurs créateurs, la punition d’un péché d’hubris. Dans tous les cas, la création artificielle se retourne toujours contre son géniteur. Jouer aux Dieux en créant des machines à notre image est une promesse de mort inéluctable. Eldon Tyrell, le père des répliquants de Blade runner, meurt de la main de son «enfant», les yeux crevés et le crâne éclaté. L’ordinateur Skynet organise un véritable génocide des humains grâce aux robots qu’il dérobe à leur contrôle. Le Robocop, quant à lui, finit par tuer l’homme qui l’a exécuté (et qui a contribué, en quelque sorte, à sa création), puis le grand manitou d’une firme de robotique, succombant ainsi aux désirs de vengeance qui palpitaient encore au fond des ruines de sa conscience humaine. Fusion non réversible de la froideur métallique et de la chair pensante, instinct de mort humain gangrenant la machine.

Par-delà leur statut de fictions futuristes, Blade runner, Terminator et Robocop n’ont pas fini d’interroger, chacun à leur manière, la part d’ombre du paradis technologique que l’humain n’a de cesse de se bâtir. Témoins oculaires angoissés de l’envers d’une décennie euphorique loin d’être révolue, ces trois œuvres majeures du cinéma de science-fiction résonnent d’une troublante actualité. Qu’adviendra-t-il de la vie humaine lorsqu’elle se sera donnée tout entière aux mirages d’une technologie qu’elle imagine, naïvement peut-être, bienfaitrice ? La société de consommation, en pleine explosion dans les années 80, n’a-t-elle pas déjà fait de l’humanité une horde de robots asservis aux machines du tout-puissant "bien être" ?

Tag(s) : #Cycles

Partager cet article

Repost0