Il y a d’abord Tommy Lee Jones et son visage, emprunt de toute une vie passée, sillonné d’une cartographie existentielle et intime, incroyable parchemin à fleur de peau qui semble inflexible, insensible à tant de découvertes et de désillusions sur un fils à jamais absent et sur un univers militaire se réduisant à des pantins abrutis. Le masque d’argile se brisera plus tard, lors d’une scène magnifique où cet homme tranquille et méritant écoute les aveux de l’assassin de son fils. Le visage est comme soudain disloqué puis paralysé dans le temps et l’horreur, et au-delà de l’émotion qui passe, c’est avant tout la prestation de l’acteur qui souffle, dans ce visage qui semble en dehors du jeu, en dehors du cinéma. On pourrait citer aussi Isabelle Huppert à la fin de La pianiste, Nathalie Baye sur la plage du Petit lieutenant, Miranda Richardson dans Fatale quand elle confronte son mari à la mort de leur fils, Dirk Bogarde en train de s’éteindre en contemplant Tadzio dans Mort à Venise…
Il y a ensuite ce film retenu et sincère, cette dénonciation sans artifice des ravages psychologiques (et physiques) de la guerre. Que cette guerre soit celle d’Irak paraît finalement secondaire, Haggis n’accuse pas son inutilité (évidente), il accuse celle de toutes les guerres, de son pays et du monde entier. Celle qui métamorphose de jeunes soldats en figures désaxées, en adolescents mutilés au nom d’un pouvoir suffisant et d’enjeux d’État financiers ; celle qui brise de jeunes hommes ne sachant plus dissocier le Bien du Mal, poignardant un ami pour une simple altercation, trouvant drôle de torturer un homme blessé, écrasant un enfant presque sans remords…
Plus qu’à la mort de sa chair, Hank se retrouve désemparé face à ce tourbillon de désenchantements, face à la vérité peu glorieuse d’un fils qu’il ne rêvait pas ainsi (drogué et paumé), lui, le vétéran du Vietnam qui voyait encore en l’armée une force et une espérance patriotiques, croyait à une solidarité fraternelle, solide et immuable. En dernier lieu, son choix de hisser le drapeau américain à l’envers et en lambeaux caractérise ses immenses déceptions envers un pays et un corps de métier dans lesquels il ne se reconnaît plus. Entremêlant plaidoyer simple et enquête efficace, avec peut-être une mise en scène trop tiède, Haggis livre une œuvre sincère et poignante sur une Amérique perdue (fast-foods impersonnels, bars glauques, villes fantômes) en proie à ses doutes et ses erreurs.