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Elena

Andreï Zviaguintsev, très vite proclamé digne héritier de Tarkovski avec Le retour en 2003, puis pas mal déboulonné avec Le bannissement en 2007, revient aujourd’hui avec Elena, son film sans doute le plus accessible et le plus noir. Quelques semaines seulement après Portrait au crépuscule, voici à nouveau le portrait glaçant d’une Russie misanthrope et infernale. Marina, Elena, même combat : s’en sortir à tout prix, par l’oubli de soi ou par le meurtre. On pense aussi à la mère de Bong Joon-ho, prête à tout pour protéger sa famille (de la prison chez Bong, du besoin chez Zviaguintsev). Mais chez tout le monde, un seul et terrible constat qui s’impose : la déshumanisation avancée de nos sociétés.

On est d’ailleurs, ici, davantage du côté d’Haneke et sa "glaciation des sentiments", sa dissection froide du lien social, que dans la belle poésie angoissée de Tarkovski. Elena a eu un fils (on ne saura jamais si le père est mort ou s’il est parti ou même s’il s’est enfui), puis a rencontré Vladimir il y a dix ans, un homme riche et peu amène, puis l’a épousé il y a deux ans. Elena vit de la sorte, partagée entre l’appartement cossu de Vladimir et, plus loin après des heures de transport, la banlieue grise et pauvre où vit Sergueï, son fils bon à rien, sa femme et leurs enfants. Elle cristallise, dans les mystères de son visage mi-Madone, mi-Gorgone, les deux aspects, les deux précipices d’un pays à l’abandon, perdu entre affairisme cruel et misère subie, résignée.

En grands plans-séquences magnifiques et en cadres très stricts, hantés par la musique obsessionnelle de Phillip Glass, Zviaguintsev observe une femme (incroyable Nadezhda Markina) en proie à ses choix et à ses tourments moraux. Quand Vladimir, atteint d’un accident cardiaque, décide de léguer sa fortune à sa fille et non à sa conjointe (elle qui croyait, de fait, pouvoir subvenir à la famille de Sergueï), Elena, épouse dévouée, grand-mère attentive, et alors qu’elle priait il y a peu pour la guérison de Vladimir, va se transformer en veuve noire silencieuse, et le devenant ainsi par la force des choses, par la volonté d’un piteux destin ; une sorte d’instinct de survie clanique qui trouvera sa manifestation la plus sinistre lors d’une longue scène de mise à mort, calme et douloureuse. 

Il manque tout de même quelque chose au film malgré son économie formelle et sa rigueur intentionnelle, coutumières de Zviaguintsev, un peu plus d’incarnation peut-être, un peu plus de fièvre, un peu plus de force narrative… Elena, précis de fatalisme larvé et de violence sourde, souffle la désintégration inéluctable de nos rapports inchangés, qu’ils soient familiaux, sociaux ou générationnels. Sombre mélopée, sombre analyse scandées par les croassements prémonitoires d’un corbeau noir comme l’Enfer, mais un Enfer plus terrifiant encore que les mille brasiers promis car cet Enfer, c’est celui dans lequel nous vivons aujourd’hui, tous les jours.
 

Andreï Zviaguintsev sur SEUIL CRITIQUE(S) : Leviathan, Faute d'amour.

Elena
Tag(s) : #Films, #Cannes 2011

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