Films et scandales 4/6 - 1973
Œuvre phare et provocante, paradigme des films controversés propres à la dissidence flamboyante des années 70 (Salò, Le dernier tango à Paris, Portier de nuit, Caligula…), La grande bouffe suscita probablement, lors de sa présentation officielle à Cannes, le plus grand scandale que le Festival ait connu à ce jour (et davantage peut-être qu’Irréversible ou Crash), voire sa "journée la plus dégradante" selon quelques journalistes de l’époque, très remontés à la vision d’une telle démonstration de laideur portée par quatre acteurs renommés (Mastroianni, Noiret, Piccoli et Tognazzi). Menaces, agressions, crachats et quolibets, le film de Ferreri (qui remporta, contre toute attente, le Prix de la Critique Internationale) déclencha la fureur outrée des spectateurs qui s’indignèrent de cette dénonciation scabreuse (mais désespérée), de ce procès idéologique (et comme il fut fait, ainsi, au film) de l’homme occidental suffisant, vil et repu de tout.
Cette fable grotesque sur quatre bourgeois cultivés organisant un "séminaire gastronomique" (en fait orgie suicidaire, oraison sexuelle et gargantuesque) impose la consécration de l’obscène, du rejet (autant social que physiologique) face au monde moderne, égoïste et vain, condamné à l’anéantissement de la raison. Infirmant toute psychologie, éventuellement tout sens moral, Ferreri, comme ses personnages, n’envisage cette mascarade qu’en termes de grand cirque scatologique, de manifeste dérisoire et presque surréaliste (le film fut en partie improvisé et inventé au fil d’un scénario laissé de côté). Sa dimension satirique est évidemment à prendre en compte, mais dans sa globalité, La grande bouffe ne cherche peut-être pas si clairement à dénoncer, mais plutôt à appliquer à la lettre (se goinfrer et copuler jusqu’à ce que mort s’ensuive) ou vulgariser (doigt d’honneur magistral à la bourgeoisie et aux convenances) un simple état de fait funèbre et absolu. Au spectateur d’en tirer les conséquences et implications qu’il faut, les plaisirs qu’il offre et les dégoûts qu’il promet.
Ferreri s’attache ingénieusement à surcharger, engorger son film dans sa scénographie autant que dans les effets de son programme. Flatulences, congestions, vomissements, déluges fécaux, festins pantagruéliques, débauches et excès charnels, voilà ce qu’il advient de trop jouir quand l’on prend conscience de sa petitesse, de son hégémonie fantoche ("Quelque libertin et quelque abandonné qu’il puisse être, il y a toujours de secrets reproches de la conscience qui le troublent", Pensées, tome III, Louis Bourdaloue), et que l’on tient à s’en défaire par ce pour quoi elle a commencé, soit les éléments essentiels à l’existence et aux bas appétits de l’homme : la ripaille et le sexe. C’est finalement le Quotidien de Paris qui, à la sortie du film, et dans sa réserve par rapport à celui-ci, le résuma sans doute le mieux : "L’homme est un animal qui vit comme un porc et meurt comme un chien".