Du grand roman d’anticipation de Wells, Spielberg en a extrait une charge antipatriotique brutale liée à une reconquête familiale nécessaire. Mêlant l’intime au spectaculaire, le personnel au global, le film s’en trouve émotionnellement (et structurellement) renforcé, le spectateur étant ainsi sollicité sur tous les fronts. Spielberg filme à hauteur d’homme, d’un point de vue strictement humain et particulier (celui de Ray), se refusant à des visions générales de destruction massive déjà vues des centaines de fois ailleurs.
Les codes du film catastrophe et d’invasion extraterrestre sont superbement ignorés, et La guerre des mondes table avant tout sur une position de retrait, de passivité et d’ignorance de la tragédie. Ray n’est pas un héros, c’est un homme parmi tant d’autres, impuissant, résigné, vulnérable, qui cherche naturellement à survivre ; et c’est dans ce "naturellement" que Spielberg, lucide et impitoyable, se permet de malmener sans embarras les valeurs de courage individuel et de bravoure nationale, notions si chères à une Amérique soi-disant entière, ouverte au monde, mais davantage enfermée dans une peur constante de l’autre, obligatoirement terroriste.
Ray et sa famille, en plus de fuir les massacres, doivent également faire face à l’égoïsme et à la violence de l’homme, quitte à réagir de la même façon pour s’y opposer et s’en protéger, c’est-à-dire en tuant. Pour un film américain vendu comme un blockbuster avec star mondiale à la clé, c’est un peu comme une révolution : montrer un anti-héros lyncher un innocent plutôt que d’aller se battre au front. En plus de martyriser les conventions morales d’un héroïsme collectif depuis longtemps frelaté, Spielberg réprouve également l’institution militaire, dépassée, inutile, insignifiante. La vaine bouffée de patriotisme de Robbie résonne comme l’accusation d’une propagande fallacieuse manigancée par une armée belliciste et peu soucieuse du sort de ses hommes (en résonance avec celle de la guerre en Irak).
À travers ces éléments critiques, un père et ses enfants tentent de se reconstruire au-delà du chaos total, cherchant à transfigurer la bulle familiale comme un rempart contre à la barbarie, un remède face à la mort. Esthétiquement, le film impose une mise en scène nerveuse, presque documentaire, et offre des images inaltérables d’une humanité décimée sans ménagement. Outre la scène du ferry, celle, très impressionnante, de l’extraction et de l’attaque du tripode restera sans doute comme l’une des séquences les plus intenses du cinéma (du moins celui du réalisateur). Spielberg n’hésite pas à montrer, comme il l’avait fait dans La liste de Schindler, les aspects les plus représentatifs d’une extermination à grande échelle : foule désintégrée, nuages de cendres, rivière de cadavres, train en feu, exode massif.
Film sépulcral et pessimiste où le monde n’a plus de prise sur rien, indifférent au mal et spectateur dans l’inaction de sa propre délivrance, il commet tout de même un faux pas en faisant réapparaître, dans l’épilogue, le fils miraculé après avoir plus que suggéré sa mort. Si le héros du livre retrouve sa famille comme Ray retrouve la sienne dans les toutes dernières minutes du film, pourquoi s’abaisser à une pure convention de happy end en laissant la vie sauve à Robbie ? La réappropriation de sa famille a été entérinée bien avant, il n’était pas besoin de faire revenir Robbie pour le comprendre, et cette réappropriation passait, s’appliquait justement du fait de ce «sacrifice» par lequel elle acquérait toute son essentialité et toute sa symbolique.
Steven Spielberg sur SEUIL CRITIQUE(S) : A.I. - Intelligence artificielle, Les aventures de Tintin : Le secret de la Licorne, The Fabelmans.