Choc, claque, affront comme un crachat. Scandale, nausée, railleries au kilomètre. Mais d'abord puissance lourde d’un riff électrique, beauté écorchée vive, impression d’un matin blême sur les ravages d’une guérilla secrète où l’amour est en ruines, à terre, sous terre. Noé n’est ni un provocateur ni un moraliste. Metteur en scène sensitif et audacieux, il joue davantage sur les affects, les troubles réminiscents de chacun que sur un traumatisme attendu, vainement complaisant. Reprocherait-on aujourd’hui à Pasolini d’avoir réalisé Salò ? L’accuserait-on d’en avoir fait une œuvre purement sensationnelle ? Pourquoi "vanter" la scène du viol dans Délivrance et décrier celle d’Irréversible en n’y voyant qu’un plaidoyer pour l’ignominie ?
Irréversible, moins choquant que Salò dans ce qu’il a "d’irregardable", est avant tout immensément angoissant. C’est un trou noir démesuré, d'un noir qui fait flipper, qui fait hurler. Noé parvient à maintenir, pendant plus de cinquante minutes, un impressionnant malaise viscéral grâce à une mise en scène expressive (utilisation du plan-séquence en continu) et une bande-son anxiogène (Thomas Bangalter s'est surpassé). Quant aux scènes de l’extincteur et du viol, elles sont réellement dérangeantes par ce qu’elles font entendre, et moins dans ce qu’elles donnent à voir (voir par exemple l'interminable scène de viol dans The baby of Mâcon de Greenaway, construite sur une même approche). C’est d’autant plus vrai quand elles sont visionnées avec le son sans l’image : les cris et les râles, la collision des peaux, le heurt sourd du métal et les os broyés, tout cela est plus ingérable, plus perturbant qu’une vision sans bruit et sans fureur.
Irréversible, déchirant, a un goût âpre qui paralyse l’échine, ou comme du métal dans la bouche, ou comme des bouillons de sang. C’est une plaie ouverte sur un saccage intime, la description terrifiante d’un mécanisme déréglé où tout s'est perdu. Où l’humain, en dernier recourt, se retranche derrière ses pires instincts. Ce sentiment d’une perte irrémédiable (de valeurs, de repères et de l’être aimé), d’un gâchis sans limite et d’un bonheur en morceaux, est accentué par la narration à l’inverse du temps : le final, venant après l’horreur, montre plus concrètement ce qui a été défait, pulvérisé en plusieurs heures. Ce n’est pas le temps qui détruit tout et, au regard du film, ce serait davantage le présent, ce présent où tout peut basculer en quelques minutes, pour un geste, par une parole, pour une humeur. Le temps se prête à oublier, à pardonner, et le présent, dans son effet immédiat, violent, est moins surmontable et plus destructeur.
Gaspar Noé sur SEUIL CRITIQUE(S) : Seul contre tous, Enter the void, Love, Climax, Lux æterna, Vortex.