Le nouveau film de Kim Jee-woon, succès et scandale émérites en Corée, semble affronter, compléter en même temps The murderer. Les deux films, en tout cas, disent et observent chacun la damnation dévorante vers laquelle l’individu se dirige à grands pas, si possible un couteau à la main, la bave aux lèvres et du sang sur la gueule. Un cran au-dessous de The murderer (plus rugueux, plus sale), J’ai rencontré le diable est une farce tragico-gore qui, dans ses dernières minutes, prend une tonalité plus grave pour révéler brusquement toute la tristesse et tout le dérisoire d’une histoire se confrontant à l’horreur des hommes, prisonniers constamment de leurs pulsions morbides et leurs envies de vengeance extrême (mais jamais satisfaite).
J’ai rencontré le diable n’est pas un vigilante movie de plus, ordinaire (un flic décide de s’acharner sur l’assassin de sa femme plutôt que de le tuer ou de l’arrêter), mais davantage une œuvre baroque aux règles viciées épiant la naissance d’un monstre, d’un homme qui se découvre dans ses propres excès en défiant et martyrisant un serial killer. Le film ne s’inscrit que rarement dans une veine réaliste (on peut, très justement, lui reprocher son scénario foutraque, pas vraiment crédible, mais ce serait prendre le film du mauvais côté) ; au contraire, c’est une sorte de conte absurde, amoral, de métaphore sanglante et grotesque (on éructe, on beugle, on crache, on torture) arborant notre vaste propension au souffle du Mal.
C’est aussi un cauchemar terrible (le film se déroule, en majeure partie, de nuit), celui de Soo-hyun rêvant de tourments et de châtiments divins, puis se réveillant pour se rendre compte que tout est réel ou qu’il dort encore, en plein nouveau cauchemar… Et c’est enfin, le plus souvent, un massacre décomplexé, harassant, et il faut avoir le cœur bien accroché ni vraiment froid aux yeux pour pouvoir aller jusqu’au terme de cette odyssée meurtrière. Entre un tendon d’Achille lentement découpé au scalpel, une lutte à mort dans l’habitacle d’un taxi ou une mâchoire écartée et arrachée de force, le film voit rouge et se lâche dans la violence physique et psychologique. Sous la boucherie, le drame humain.
Au cœur d’une société déliquescente qui paraît, uniquement, faite de flics incapables, de violeurs, d’assassins et même de cannibales (la scène dans l’hôtel, démente), la sauvagerie, laissée à simple disposition, se déchaîne d’un coup sans épargner plus personne. L’homme, dans J’ai rencontré le diable, s’en sort plutôt mal, condamné et corrompu, écharpé sans pitié, en petits morceaux, et tout ça finalement ne sert presque à rien, n’est que pitreries brillantes, gigue macabre, festin vultueux de démons avides de chair et de sadisme, jamais repus. Qui est ce diable entraperçu, rencontré au détour des ténèbres ? Les frontières du Mal se sont ouvertes sans prévenir, intangibles et sans plus de limites à sa pleine transfiguration.
Quand Kyung-chul s’amoindrit physiquement, mutilé à chaque fois un peu plus par Soo-hyun, il se renforce intérieurement, devint plus malin et plus vindicatif. Et Soo-hyun de perdre pied, de s’engloutir, négligeant les erreurs de ses actes qui le métamorphosent en animal à sang froid traquant inlassablement sa proie (il faut louer ici l’implication totale des deux acteurs dans leur rôle, en particulier Choi Min-sik, complètement angoissant en tueur déjanté). Visuellement, le film a quelque chose de très incarné, de très coloré et de très vif, établissant une sorte de dualité entre la noirceur du propos, la barbarie des événements et la beauté des images, et renforçant cette impression de fable joliment illustrée s’ouvrant, en réalité, aux pires atrocités.
Le but n’est pas de rendre le meurtre esthétique, mais bien d’aller chercher la dimension vaine et funeste de celui-ci derrière son apparente attractivité. Cette espèce de dichotomie se retrouve également dans le fait qu’il est impossible de prendre parti, à aucun moment, ni pour le bourreau, ni pour la victime, d’autant que les usages s’inversent en permanence, faisant des deux hommes une entité unique mais changeante, un dieu Janus précipité dans les Enfers. Le plan final, magnifique, abandonne Soo-hyun sur une route au petit matin sans que l’on puisse savoir s’il se met à rire, à pleurer ou à vouloir hurler, en tout cas anéanti comme l’était Dale Cooper, à la fin de Twin Peaks, après son combat contre le Mal dans la Black Lodge, perdu et ricanant face à un miroir qui s’est brisé.
Kim Jee-woon sur SEUIL CRITIQUE(S) : Le bon, la brute, le cinglé.