L’existence d’un blogueur, souvent, utilise des voies complexes, surtout quand celui-ci décide de fanfaronner, à la ronde, qu’il est "critique cinémâââ", et parce qu’il existe aussi un genre de film difficile à chroniquer qui ramène, sans ménagement, au syndrome dit de la feuille blanche, ce genre de film donc, et L’Apollonide en est assurément un, qui vous entend dire à la fin d’une séance, et sans savoir pourquoi, qu’il y a quelque chose qui fait résistance au charme complet et qui vous laisse, plus tard, comme deux ronds de flan dès qu’il s’agit de gratter quelques lignes sur la conséquence de la cause (qu’il vous est impossible de définir ou d’appréhender malgré vos maints efforts).
Il fallait, à ce propos, voir la tête des trois amis-blogueurs (enfin blogueurs… blogueurs de loin, quand ça leur prend, quand ça leur chante !) quand nous décidâmes de débattre du film à la sortie du cinéma : eux trois, d’un même élan, avaient été transportés sans demi-mesure et, les yeux brillants d’un frêle espoir, espoir qui nous verrait, enfin, unanimes et enthousiastes autour d’un seul et même film après tant de discordes passées, attendaient sans plus en pouvoir ma sage et docte réaction. Ô malheur ! Quand j’eus fini de lâcher, des hauteurs de ma tour d’ivoire, un sibyllin et nonchalant "Mouais", quelle ne fut pas l’opprobre qu’on jetât alors sur moi à coups de saillies ordurières que la bienséance m’interdit de retranscrire jusqu'ici.
Et de quelle ingratitude ils firent montre également quand, magnanime, je leur proposai de venir défendre avec hargne le film ici bas, et n'ayant droit en retour qu'à de simples ricanements, qu'à des sarcasmes et autres bassesses. Car c’est un fait qui résonne comme une condamnation ou comme un glas : L’Apollonide tient tout en entier dans ce "Mouais" cinglant, réducteur très certainement. C’est terrible enfin, ces films qui vous lâchent entre la figue et le raisin, vous négligent entre la chèvre et le chou ! D’un côté, vous admettez les nombreuses qualités, vantez la liberté d’esprit, célébrez la voluptueuse hardiesse ; d’un autre, vous avouez un ennui poli, convenez d’un "post-modernisme" parfois agaçant, argumentez, vaguement, sur l’intrigue émoussée qui se donne à peu de surprises, préférant le feuilleton réaliste à l’emportement, au romanesque, au feu sous la chair.
Car de qualités, L’Apollonide n’en manque pas, certes, et la catin est un chapitre qui a toujours fasciné (de Belle de jour hier à Maison close aujourd’hui). Les décors sont élégants, chargés, plusieurs scènes réussies (entre autres la soirée libertine, dont le vieux satyre que je suis goûta délicieusement à la douce exhalaison corrompue), la mise en scène est fluide, les formes généreuses, et quand, par exemple, Pauline, la petite nouvelle, se dévêt face à Madame et libère d’un geste ses longs cheveux dorés, on croirait alors apparaître la Vénus de Botticelli.
Ah ! Quelle tâche ardue de parvenir à exprimer, alors que rien ne semblait le prédisposer, ce mystère qui fait que L’Apollonide, ode à la femme et à leur exquise licence, m’a joliment indifféré. Je regardais le film à moitié conquis, telle une succession de tableaux vivants, chics et glacés, dégageant un maigre soupçon d’émotion, sinon peut-être quelques odeurs d’éternité figée, de grain de peau, d’opium, d’empesage des velours et des jupons. À l’image de ces jeunes filles "en fleur" (que les ombres viennent éprouver ou mutiler), j’étais torpide, en attente, comme somnolent. Et ce n’étaient pas deux ou trois belles croupes ni poitrines variées qui m’avaient fait prendre plaisir à ce cinéma charnel, mais étrangement désincarné.
Bertrand Bonello sur SEUIL CRITIQUE(S) : Saint Laurent, Nocturama, La bête.