C’est une balade élégiaque, une oraison, l’étude naturaliste d’un chant du cygne qui préfère rêver les raisons de la mise à mort d’un mythe plutôt que celles qui l’ont construit, et sans que ces raisons ne soient d’ailleurs définies ou même explicitées. Avec ce choix de procédé narratif, la véracité historique se coule dans une notion de subjectivité dès lors qu’il s’agit d’observer les relations entre Ford et James (ambiguës et complexes), et la fin du règne de celui-ci.
Le propos d’Andrew Dominik n’est pas d’évoquer précisément les derniers jours d’un brigand bien-aimé (et médiatique), mais de questionner tout un réseau de faits et de signes qui ont conduit au "suicide" de Jesse James, tant l’assassinat, attendu, a l’allure subtile d’un geste prémédité. Usé et colérique, las de porter le fardeau d’une célébrité chevaleresque mais dangereuse, Jesse James a tout d’un homme que ses actes et ses conséquences ont isolé dans une tour d’ivoire, fragile, métamorphosé en légende abstraite et dépressive charriée comme une armure empoisonnée. Voit-il alors en Ford l’opportunité d’une sortie de scène définitive (donnant à celui-ci, parallèlement, l’occasion d'y monter) ? Décerne-t-il dans ce jeune homme introverti, groupie intime et secrète, la matérialisation tangible d’une mort annoncée ?
Le système fascination/répulsion semble, en outre, fonctionner à plein régime entre les deux hommes, sans que l’on sache vraiment à quoi s’en tenir. Attirance refoulée ? Jalousie ? Projection ? Ce mystère imaginé, laissé en suspens, est le fil d’Ariane d’une œuvre où la mort au travail s’immisce entre quelques hommes égarés, déjà condamnés, aperçus comme des silhouettes noires désincarnées face aux étendues sauvages, floues derrière des vitres, ombres découpées de papier et comme engourdies dans des linceuls.
La photographie de Roger Deakins, superbe, évoque les peintures de Millet, Pissarro et Guillaumin. Elle rappelle aussi l’atmosphère ésotérique de ces grands westerns contemplatifs que sont Jeremiah Johnson, Impitoyable ou Dead man. Ce renouveau essentiel et formaliste dans la vision de l’Ouest américain surprend par son écriture erratique, par son refus des clichés existants et d’un quelconque héroïsme sur des légendes qui ont fait leur temps ; pas de soleils couchants ni de glorification doucereuse, mais de la boue et du givre, une langueur assumée, spectrale et hypnotique. Cette relecture ascétique d’un pan de l’histoire américaine bouscule les conventions du genre et trouve un écho spontané, esthétique et idéologique, dans le There will be blood de Paul Thomas Anderson.
Andrew Dominik sur SEUIL CRITIQUE(S) : Cogan - Killing them softly, Blonde.