Avec un sujet tout sauf sexy (accident de bus, privatisation des gares), Pierre Schœller réussit néanmoins une œuvre passionnante sur les arcanes du pouvoir (ses limites aussi) et les méandres impénétrables de la politique. Là où La conquête de Xavier Durringer polissait plus ou moins ses desseins en préférant la gentille gaudriole à l’ironie grinçante, L’exercice de l’État propose, lui, une étude réussie partagée entre pragmatisme et "étrange étrangeté". La première scène du film donne d’ailleurs le ton : une sorte de cérémonie secrète, des hommes cagoulés, un bureau ministériel, et une femme nue qui s’engouffre dans le gosier béant d’un alligator.
Bertrand Saint-Jean, ministre des Transports, rêve de ça (une érection prouve les bienfaits du songe) avant d’être, en pleine nuit, brutalement ramener aux affaires en cours (un car a basculé dans un ravin et a fait plusieurs victimes). À partir de ce réveil violent, la (dé)réalité du quotidien de Saint-Jean va très rapidement le mener vers des chemins soudain moins engagés où la folie semble guetter, patienter et le pousser dans ses retranchements, à l’affût du moindre faux pas (ou d’une spectaculaire sortie de route) derrière les dorures des cabinets de l’exécutif et les poignées de mains serviles, lâches ou hypocrites.
Les hautes sphères d’un pays n’ont jamais paru aussi troubles, aussi dysfonctionnelles que dans ce film, à l’image de la séquence inaugurale, métaphore (?) de la politique qui s’apparenterait à se jeter constamment dans la gueule du loup, à évoluer en milieu carnivore où chaque prédateur tient autant à sa condition qu’à sa petite gloire. Les amitiés, les compromis, les trahisons, les intérêts, les influences : Schœller inspecte au microscope la coupe intrigante d’un monde qui nous est profane, décortiquant l’humain derrière le pouvoir et le pouvoir derrière l’humain.
Et pour les autres, simples citoyens, simples mortels de simple rang, la mort ou peu d’égards, broyés (littéralement), ignorés par un système qui place l’homme sans majuscule au plus bas de n’importe quelle considération sociale. Déroutant, original, inclassable finalement, le film de Schœller démont(r)e aussi la mécanique froide de l’autorité gouvernementale, machine implacable réduisant des hommes (qui pouvaient, encore, envisager certains idéaux) à de petits exécutants impuissants, figures fantoches, interchangeables selon des arrangements de postes ne menant à rien, à nul engagement, nulle réforme, nul changement fondamental dans la pratique de la démocratie et dans les rudiments d’une société encore à construire (du moins à faire évoluer).
Tout n’est que mots (et le restera) plutôt qu’actes. C’est un univers de la parole, univers clos de l’allocution, du dénigrement, dits ou écrits (discours, communiqués, interviews, entretiens, sms…). Les dialogues vifs et intelligents traduisent, expriment cette valse continuelle des échanges et des verbiages qui semblent ne jamais concrétiser quoi que ce soit, abandonnant l’avenir, et même les points de notre présent, à des lendemains indécidables ("Tu es flou", sermonne Pauline, conseillère en communication, à Saint-Jean). Mordant, servi par un casting haut de gamme, jamais abscons ni ennuyeux (même si le film a du mal à se terminer et accuse quelques baisses de rythme), servie par une mise en scène inspirée ménageant plusieurs instants fantasques, L’exercice de l’État s’amuse à dénicher et gratter, au sein même de l’appareil politique, les scories (in)visibles du pouvoir.
Pierre Schoeller sur SEUIL CRITIQUE(S) : Un peuple et son roi.