Les inavouables 3/7 - PierreAfeu
La soupe aux choux, c'est d’abord un roman de René Fallet. Écrivain anti-bourgeois aux personnages hauts en couleur, collaborateur du Canard enchaîné et ami de Georges Brassens, le bonhomme préférait la compagnie des piliers de bars à celle des mondains du Fouquet’s. Pour toutes ces raisons, La soupe aux choux était dans la bibliothèque de mes parents. Je l’avais lu quand j’étais ado, l’ayant trouvé sympathique sans plus (je préférais Camus, Voltaire ou Vian). Comme nombre des romans de René Fallet, celui-ci fut adapté au cinéma. Que l’entreprise fût à l’initiative de Louis de Funès demeure plus surprenant. Après avoir voulu incarner son propre Harpagon dans une adaptation personnelle de L’avare, le comédien semblait vouloir donner une nouvelle direction à sa carrière.
La soupe aux choux fut son avant-dernier film, l’ultime étant le désastreux Le gendarme et les gendarmettes. Quoi qu’il en soit, le personnage qu’il se choisit alors, le Glaude, vieux rebelle rustique et veuf, l’éloigne considérablement des caractères qui ont fait sa légende. C’est un peu comme si, pour la première (et dernière) fois, de Funès n’interprétait pas un type de droite. Lui dont le génie consista à rendre terriblement drôle des personnages odieux, se permettait enfin de verser dans l’humanité. Car le Glaude est un bon gars, un homme généreux et toujours amoureux de sa femme disparue.
Nous aimions beaucoup Louis de Funès dans ma famille, ma mère principalement, mon frère et moi-même. Je suis d'ailleurs né l’année de sortie du mythique Gendarme de Saint-Tropez (ce qui n’a, en réalité, aucun lien). De Funès nous faisait penser à mon grand-père maternel, sans doute physiquement, sans doute également parce qu’il s’emportait vite, ce dont je me souviens peu. Et puis de Funès habitait près de Nantes dans un joli château dominant la Loire (château qui se visite désormais), on le sentait donc un peu de chez nous, même si des copains d’école véhiculaient des histoires de voisinage défavorables à l’acteur.
En définitive, quoi qu’il fasse, de Funès me fait rire, que ce soit dans ses meilleurs films comme dans ses pires navets. Il a poussé l’outrance et l’art de la grimace à un tel degré d’abstraction que chacune de ses apparitions se suffit à elle-même. Et ce ne sont pas ses pseudo clones actuels ou passés, Leeb, Clavier ou Sarkozy, qui le feront oublier de sitôt (ce dernier étant d’ailleurs plus proche de la médiocrité d'un Jean Lefebvre, mais là n’est pas le sujet). Si l’histoire de La soupe aux choux est absurde, elle met tout de même en scène un vieux rêve, celui de tout quitter pour l’ailleurs. C'est un peu le rêve que souhaite réaliser le héros d’Into the wild, le fantasme du départ, du recommencement, de l’authenticité. Et dans ce cas, pourquoi ne pas se barrer avec un extra-terrestre ?
Le merveilleux de l’histoire tient également au fait que le fantasme prenne vie, le film se terminant par le départ de la soucoupe volante. La soupe aux choux ne brille pas par sa mise en scène, ni même pour sa musique (bien qu’elle soit toujours reconnaissable 30 ans après), mais il a su restituer la tendre ambiance du roman de Fallet, le gentil vent de folie qui le traverse. Les personnages principaux, le Glaude et le Bombé, l’un veuf et l’autre vieux gars, sorte de couple improbable presque coupé du monde (et bientôt expulsé par de vilains promoteurs), s’aiment et se disputent, partagent coups de rouge, soupe aux choux et concours de pets, lesquels concours vont provoquer l’arrivée de la Denrée, extra-terrestre déclassé, marginal lui aussi, mais doté de la même générosité. On peut dire alors que La soupe aux choux égale E.T. dans sa volonté d’ouverture à l’autre, fut-il d’une planète différente.
L’interprétation de Jean Carmet est à la hauteur, celle de Jacques Villeret également, ses "Boulouboulouboulou" étant restés célèbres sur plusieurs générations. On prend plaisir également à croiser de vieilles figures de l'univers funestien, son éternelle femme à l’écran notamment, Claude Gensac, dans le rôle d'une folle perdue. Amaigri, le cheveu en bataille, coiffé d’une casquette ou d'un bonnet de nuit, voûté, le regard humide, Louis de Funès livre ici l’une de ses plus belles compositions. On ne voit plus le clown, mais l'homme, un vieil homme fatigué, mais toujours amoureux de la vie, un vieil homme aimant et généreux. Cette dimension prend toute son ampleur lorsque son personnage est confronté à sa femme revenue d’entre les morts. La Denrée, puisqu’il est extra-terrestre, possède quelques dons, dont celui de faire renaître les morts, ce qu’il fait pour Francine, la femme disparue du Glaude. Le hic, c’est que Francine revient à l’âge où elle est décédée, elle est donc beaucoup plus jeune que lui.
Et c’est là que l’histoire est belle. D’abord tout heureux de revoir sa femme, retrouvant alors un regain de libido (d'où cette phrase culte : "Ça se fait d'arranger sa femme"), le Glaude va bientôt comprendre que son amour pour elle doit le conduire à accepter puis accompagner son départ. Francine est jeune et, loin d’être ingrate (elle aime son mari), ressent elle aussi le besoin de partir. D’où cette merveilleuse scène d’adieux montrant un de Funès ému, les larmes aux yeux, souhaitant tout le bonheur du monde à sa Francine (la fraîche et jolie Christine Dejoux, connue par ailleurs pour avoir parodié Simone Garnier dans le célèbre sketch Le schmilblick).
On mesure alors le talent d’un acteur qui aurait pu (mais n’en a, semble-t-il, pas eu le souhait) interpréter de grands rôles dramatiques, à l’instar d’un Michel Serrault par exemple. Film testament, La soupe aux choux l’est aussi. Louis de Funès mourra deux ans après sa sortie, de même que René Fallet, alors que le fidèle des fidèles, le réalisateur Jean Girault, s'éclipsera l'année suivante sur le tournage du Gendarme et les gendarmettes. Plein d’humanité, rare cas de cinéma français de science-fiction (!), gentiment anar et anti-conformiste, La soupe aux choux est un joli film sans prétention, simple et populaire. Et c’est pourquoi je l’aime.