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Metropolis

Ô mon robot 1/7 - 1927 [Critique rédigée par Christophe]


Il n’est pas simple de commenter un film aussi mythique que Metropolis. Tout (et son contraire) a été dit à son sujet, et c’est là le lot des œuvres iconiques. Difficile, par conséquent, de les aborder en faisant montre d’originalité. Je serai donc modeste dans mon approche, n’ambitionnant pas de révolutionner son exégèse, et mes analyses croiseront sans doute ce que d’autres ont déjà formulé d’une manière plus intelligente. Fritz Lang et Thea von Harbou achevèrent l’écriture du scénario de Metropolis un mois et demi seulement après la première des Nibelungen en 1924. Pour autant, près d’une année s’écoula avant que ne fût donné le premier tour de manivelle. Entre temps, le cinéaste allemand et Eric Pommer, son producteur depuis sa première réalisation, Halbblut, entreprirent un voyage aux États-Unis avec des dirigeants de la UFA. Tandis que ces derniers prenaient des contacts afin d’assurer un débouché sur le territoire américain pour la future production, Lang fit l’acquisition de nouvelles caméras, rencontra quelques-uns de ses confrères, dont Lubitsch qui s’était installé à Hollywood en 1922, et visita les grandes villes.

Citant le réalisateur, Lotte Eisner, historienne et critique de cinéma, rapporte que ce fut sa première vision, la nuit, des gratte-ciel de Manhattan, alors que son bateau entrait dans le port, qui fut à l’origine de Metropolis : "Les bâtiments me semblent comme un rideau vertical, chatoyant et très léger, une somptueuse toile de fond accrochée à un ciel sombre […]. La nuit, la ville donne l’impression de vivre : elle vit comme vivent les illusions. Je savais que je devais faire un film sur toutes ces impressions". Bernard Eisenschitz, historien du cinéma, observe néanmoins que la découverte de la métropole américaine a cristallisé ce que le film allait être. Lang dut en effet être profondément marqué par l’urbanisme du Nouveau Monde puisqu’il immortalisa son impression par l’une des rares photographies que l’on conserve de lui, une vue nocturne de Broadway qui fut publiée par l’architecte Erich Mendelsohn dans Amerika, Bilderbuch eines Architekten.

Le tournage débuta finalement à la fin du mois de mai 1925 et se déroula dans les studios de Neubabeulsberg, dans la banlieue de Berlin, et dans l’ancien hangar Zeppelin de Staaken. S’il ne fut pas aussi cauchemardesque que celui de Ben-Hur, presque contemporain (1925), il n’en traîna pas moins, lui aussi, en longueur. D’après Lotte Eisner, il dura 310 jours et 60 nuits, s’achevant le 30 octobre 1926. Elle précise que la scène montrant les rues aériennes (soit moins d’une minute de film), filmée image par image, nécessita six jours de travail. Et comme le film de Fred Niblo, son budget connut également d’importants dépassements. D’abord fixé à un million et demi de reichsmarks, il passa rapidement à deux millions, mettant ainsi en difficulté la UFA. Pour éviter la faillite, elle se vit dans l’obligation de recourir à l’aide de la Metro Goldwyn Mayer et de la Paramount Pictures.

Le film fut assez durement accueilli par la critique. Yves Laberge reproduit, dans La double réception du film Metropolis de Fritz Lang (Cinémas : revue d’études cinématographiques, n° 3, 1998), plusieurs jugements émis à l’époque dans la presse. Ainsi pouvait-on lire, dans la revue Filmschau, ce commentaire sévère : "Fritz Lang est considéré comme le plus doué des metteurs en scène allemands. Cependant, on est tenté de dire le contraire après avoir vu Metropolis […]. Bien sûr, la mise en scène est digne des autres films de Fritz Lang. Mais le choix du sujet passe avant la mise en scène, et de ce point de vue-là, Metropolis est un échec. Évidemment, c’est le plus cher des films allemands, c’est le plus grand des films allemand, la presse ne trouve d’ailleurs pas assez de superlatifs pour le définir […]. Mais cela n’empêche pas que Metropolis soit un navet, un très noble navet, mais un navet tout de même".

Metropolis

Même tonalité sous la plume d’Herbert George Wells, qui remarquait : "Je viens de voir un film stupide. Je ne crois pas qu’il y ait moyen d’en faire un qui soit plus bête que celui-là. Il s’appelle Metropolis et est une production de la UFA […] qui vante à son public les sommes qu’elle a dépensées pour le réaliser. Et malheureusement, le film est une synthèse de toutes […] les platitudes que nous connaissions, agrémentées d’une sauce sentimentale unique en son genre. Le pis est que ce film idiot […] gaspille de très belles possibilités". Rares furent ceux qui émirent un avis positif. Et même les mieux disposés ne reçurent pas cette œuvre sans réserve. Dans la Gaceta Literaria, le jeune Luis Buñuel décela un hiatus entre idéologie et beauté plastique : "Metropolis n’est pas un film unique. Ce sont deux films collés par le ventre, mais avec des nécessités spirituelles divergentes, d’un extrême antagonisme. […] Ce qui nous y est raconté est trivial, ampoulé, pédant, d’un romantisme suranné. Mais si à l’anecdote, nous préférons le fond plastico-photogénique, alors Metropolis comblera tous les vœux, nous émerveillera comme le plus merveilleux livre d’images qui se puisse composer. […] Si à Fritz Lang échoit le rôle de complice, c’est son épouse, la scénariste Thea von Harbou, que nous dénonçons comme auteur de ces tentatives éclectiques de dangereux syncrétisme".

Lorsque Fritz Lang et Thea von Harbou se lancèrent dans ce projet, l’Allemagne venait juste de retrouver une forme de stabilité. Les premières années de la République de Weimar, fondée en 1918 sur les ruines du Deuxième Reich, avaient en effet été marquées par une triple crise, politique, économique et morale. En 1923, la poussée inflationniste provoqua une radicalisation politique et plaça le nouveau régime au bord du gouffre. Le putsch de Munich fomenté par Hitler, le 8 novembre 1923, fut l’acmé de la crise. Cette tentative avortée, le redressement économique (rendu possible par l’introduction du Rentenmark par le chancelier Gustav Stresemann) et le règlement de la question des réparations de guerre au moyen du plan Dawes ouvrirent une période de calme relatif pour l’Allemagne. Les arts, et notamment le cinéma, se firent l’écho des soubresauts de la société germanique. La fin des troubles modifia en profondeur le contenu de la création. Quand la révolution sociale cessa d’être une menace, les personnages inquiétants et les décors fantasmagoriques disparurent.

Metropolis s’inscrit dans cette logique. Cette ville structurée verticalement, avec deux univers ne se croisant pas, est métaphorique de la société allemande à la fin du premier conflit mondial : d’un côté une classe dirigeante, aristocratique et industrielle, assise sur ses certitudes, de l’autre la masse ouvrière. Dans le film, la première vit oisivement dans la Cité des fils (Klub der Söhne), lumineuse et aérée. La seconde n’est qu’un organisme anonyme, une sorte de lombric humain sans visage, rampant tête baissé en une lente procession funèbre dans des galeries souterraines. Les ouvriers de Metropolis, soumis à un autre temps que les habitants de la ville haute (non plus des journées de vingt-quatre heures, mais de dix heures, réglées par des horloges spécifiques, correspondant au rythme de travail des équipes se succédant pour faire vivre la Cité des fils), sont littéralement offert en sacrifice à la machine devenue, sous le regard halluciné de Freder Fredersen, une sorte d’idole démoniaque.

La technologie et les machines sont au cœur du récit de Metropolis. Elles sont présentent dès les premières images qui nous montrent des pièces mécaniques en mouvement, des pistons, des engrenages se substituant les uns aux autres par des fondus enchaînés ou des surimpressions (on songe au Ballet mécanique de Fernand Léger, Dudley Murphy et Man Ray). Le propos est toutefois bien différent. Le peintre exalte la technologie ; pour lui, la machine est le symbole du savoir-faire de l’Homme moderne, un objet esthétique, au même titre qu’une œuvre d’art. Une synthèse est même possible entre elle et le corps humain. Le mécanicien, l’une des toiles les plus célèbres de l’artiste, montre ainsi un ouvrier hybride dont les formes mécaniques traduisent une vision optimiste du progrès. Dans Metropolis, s’il fait également corps avec sa machine, le travailleur devient la proie de celle-ci. Son labeur est Passion, au sens religieux du terme. Lui-même apparaît en Christ contemporain, crucifié sur les aiguilles qu’il actionne jusqu’à l’épuisement, filmé en contre-plongée pour rendre plus palpable le poids inhumain des tâches à accomplir.

Metropolis

Le métissage entre l’Homme et la machine trouve ici sa traduction ultime dans la création de la femme-machine. Rotwang, son inventeur, vit dans l’une des plus anciennes maisons de Metropolis, une demeure avec un toit en ogive dont la silhouette incongrue est perdue au milieu des gratte-ciel, comme pour mieux dissimuler les activités de son occupant. Cet homme de science relève plus de l’apprenti sorcier que du sage. Il est l’héritier des alchimistes du Moyen Âge qui furent parmi les premiers à développer le concept d’androïde. C’est une sorte de Claude Frollo du XXIe siècle. Comme l’archidiacre de Notre-Dame de Paris, c’est un être passionné, tiraillé entre l’amour (pour la défunte Hel) et sa quête de savoir. Le parallèle est évident dans le final. Le bûcher élevé au pied de l’antique cathédrale de Metropolis, la poursuite sur la galerie de l’édifice, à l’ombre inquiétante des gargouilles, l’affrontement entre Freder et Rotwang, et la chute de ce dernier, évoquent les gravures exécutées par Gustave Doré pour le roman de Victor Hugo.

Le double maléfique de Maria n’est pas de nature magique, contrairement au Golem, cet être humanoïde fait d’argile animé par la formule אמת ("vérité" en hébreux) inscrite sur son front (à noter que le cinéaste allemand Paul Wegener transposa ce mythe au cinéma en 1915 et 1920). En dépit de son apparence humaine (dans sa forme finale), il n’a rien non plus de biologique. Il est donc différent de l’homunculus créé par Wagner, le famulus de Faust, ou le monstre-artefact de Frankenstein. Il est purement mécanique. Les auteurs de Metropolis ont néanmoins la même approche que Mary Shelley. Pour eux, le savoir et la recherche scientifique exposent l’Homme à la faute fondamentale, à l’hybris des anciens Grecs, et, par voie de conséquence, au châtiment de Némésis. À ma connaissance, Metropolis est le premier film mettant en scène un robot. Mais des machines à apparence humaine ont été imaginées bien avant, et pas seulement dans l’univers de la fiction.

Leur existence est attestée dès l’antiquité. Héron d’Alexandrie créa ainsi, au Ier siècle après J.C., des automates mus par l’eau. L’incontournable Léonard de Vinci nous a laissé des croquis montrant un cavalier muni d’une armure qui avait la possibilité de se lever et de bouger ses membres. À partir du siècle des Lumières, les automates connurent une véritable vogue, en particulier ceux de Jacques de Vaucanson. Mais c’est au XIXe siècle que le terme "androïde" fut utilisé pour la première fois. Il dérive de l’Andréide de L’Ève future, d’Auguste de Villiers de L’Isle-Adam : "Ceci est le bras d’une Andréide de ma façon, mue par ce surprenant agent vital que nous appelons l’électricité qui lui donne, comme vous voyez, tout le fondu, tout le moelleux, toute l’illusion de la vie !  […] Une imitation humaine, si vous voulez. L’écueil désormais à éviter, c’est que le fac-similé ne surpasse, physiquement, le modèle. Vous rappelez-vous, mon cher lord, ces mécaniciens d’autrefois qui ont essayé de forger des simulacres humains ?". Le mot "robot", quant à lui, apparut en 1920 dans la pièce de Karel Čapek, R. U. R. (Rossum’s Universal Robots).

La forme anthropomorphe de la femme-machine de Metropolis l’apparente davantage à C-3PO de Star wars (dont elle inspira le design) qu’à Robby, le héros de Planète interdite. Elle est le résultat à la fois d’une expérience (le laboratoire de Rotwang est équipé de matériel scientifique moderne) et de pratiques occultes : le robot, avant sa transmutation (deux néons circulaires de taille différente, imbriqués l’un dans l’autre, furent utilisés. Fixés à des fils à une sorte d’ascenseur, ils pouvaient s’élever et descendre à loisir. Les décharges électriques furent filmées séparément), est assis sous un pentagramme inversé, symbole de Satan et de Baphomet, l’idole mystérieuse que les Templiers furent accusés de vénérer. Ce qui amène à nous interroger sur la manière ambigüe de représenter la nature féminine dans ce film. La femme-machine (fabriquée par Walter Schulze-Mittendorff, qui mena surtout une carrière de costumier) fait d’abord écho à la notion, péjorative, de femme-objet.

D’autre part, conçu sous l’influence de forces négatives, le double de Maria se voit refuser la possibilité de posséder une âme (la cinquième branche du pentagramme, incarnant l’esprit, est orientée vers le bas, signifiant un rejet de toute spiritualité). Elle n’a, par ailleurs, pas d’existence propre. Comme Ève, tirée d’un côté (ou d’une côte) de l’Adam primitif, elle naît du sacrifice d’une partie du corps masculin, en l’occurrence la main droite de Rotwang. Elle est, par conséquent, consubstantielle à l’homme. Sans lui, elle n’est rien. Metropolis nous offre enfin une vision bipolaire (et donc forcément restrictive) du rôle de la femme, à la fois sainte, quand il s’agit de Maria (dont le visage éthéré rayonne d’une douceur mariale), et putain, déchaînant par des danses lascives et des œillades lubriques la passion et le désir masculin. Peut-on pour autant parler de misogynie ? L’accusation serait facile, car on pourrait l’adresser à tout cinéaste mettant en scène une femme fatale, une séductrice. Et n’oublions pas que l’auteur principal du scénario de Metropolis fut une femme...


> Retrouvez l’article complet de Metropolis sur le blog Un monde en noir et blanc… et en technicolor.

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