En 1916, Bill, ouvrier dans une fonderie, sa petite amie Abby et sa sœur Linda, quittent Chicago pour faire les moissons au Texas. Le riche propriétaire des terrains, atteint d’une maladie incurable, s’éprend d’Abby. Bill, se faisant passer pour son frère, la pousse dans ses bras en y voyant là l’opportunité d’échapper enfin à une âpre misère. Mais les rancœurs, les convoitises et les amours indécidables vont peu à peu précipiter la chute d’un monde qui donnait l’impression d’être à l’abri du chaos, serein et privilégié, et dont la nature féconde (essentielle à l’œuvre de Malick), les animaux, les saisons, s’épanouissaient tel un Éden à travers les blés.
Très inspiré par les peintures rurales d’Andrew Wyeth, voire d’Henry Farrer, Terrence Malick ôte à son œuvre tout semblant de psychologie, éventuellement de moralité, pour lui préférer davantage un incroyable lyrisme visuel, plus expressif que la moindre des démonstrations. Il existerait finalement peu de mots, et peu d’envies si claires, pour arriver à décrire la puissance formelle de certains plans, sublimes parfois à ne plus vouloir s’émerveiller ou s’émouvoir de n’importe quoi d’autre, de n’importe quelle épopée flamboyante.
Très souvent filmé entre chien et loup, à cette heure bleue, cette heure-là précise, irréelle, quand le soleil a disparu du ciel et de l’horizon, mais qu’une lumière portée trop basse se voue encore aux nuages, à l’immensité de l’aube, délicate, ou d’un crépuscule céleste, Les moissons du ciel, naquit des récoltes et des terres brunes, conte le destin tragique de trois êtres en esquivant des empathies trop lisses, mais distillant, au contraire, une belle et triste poésie touchant à un point universel, quasi biblique (Adam et Ève, invasion de sauterelles, champs en feu, apocalypse et jugement dernier).
Les drames se nouent en silence, les passions en simples regards ou frôlements ébauchés, laissant le vent dans les épis, les oiseaux et le bruit des machines emplirent, nourrirent l’espace d’un cantique lancinant. L’Amérique trébuche, claudique, la conquête de l’Ouest est terminée et la Grande Dépression attend son heure dans le ventre sombre de l’Histoire, mais Malick filme, loin des bouleversements et de la faim, un jardin plus paisible, une terra incognita encore vierge de corruption et de colère dont il ne restera, aux premières heures du matin, que des plaines noires et brûlées, fumantes encore des Enfers déployés, déferlés, ouverts soudain par quelques impies fuyant ces jours promis d’un paradis.
Le film, dans ses derniers moments, ploie, perd alors de sa flamme impressionniste. C’est comme si l’on revenait, trop tôt, d’un voyage intangible, de contrées aurifères jamais foulées pour un retour à une vision, à des sermons plus prosaïques (intégration, cavale, pension). De ce voyage comme un murmure, il restera aussi trois visages, inaltérables, trois acteurs beaux comme des dieux (déchus), embrasés, magnifiés, des grâces et des prières, des icônes aux feuilles d’or ; Richard Gere en ange du Mal, au regard tendre et perçant à la fois, Brooke Adams d’abord terrienne puis gracile à chaque instant, à chaque battement de cœur, Sam Shepard doux tel un Saint, et fragile tel un martyr. Ils sont des Virgiles en chemin vers les Cercles (luxure, violence, tromperie, trahison…), des damnés errant sur les vestiges d’un ordre éphémère et d’un pays se construisant sans cesse.
Terrence Malick sur SEUIL CRITIQUE(S) : The tree of life, Knight of cups, Une vie cachée.