Elle marche dans un champ de blé, trace un chemin qu'elle paraît craindre, puis s’arrête et danse magnifiquement, face à nous, sur une musique superbe, sorte de valse-tango enivrante, envoûtante (et c’est sans doute là l’une des plus belles séquences d’ouverture de ces dernières années). Elle contemple l’horizon devant elle, et son regard est étrange et perdu et admirable à la fois, et sa danse n'en est pas une, elle est plutôt une invocation, une rythmique tribale et clandestine, mais pour quelle divinité, pour quels astres ou quelles prières ? Plus tard, la vérité fera "comprendre" l’expression de ce mouvement (dansait-elle avant ou après les terribles événements ?) et à la fin (la dernière scène est tout aussi sublime que la première, émouvante et fascinante), elle dansera encore dans le soleil d’un crépuscule étincelant avec d'autres femmes, d'autres mères et icônes, libérée, après un point d’acupuncture précis dans la cuisse (tel un reset, un reboot accompli dont elle révéla auparavant le secret à ce chiffonnier déjà croisé), de souvenirs trop violents et d’une tristesse qui entravait son cœur.
À l’égal de Memories of murder et The host, Bong Joon-ho alterne une fois encore, avec aisance et virtuosité, les genres, les ambiances et les tensions avancées. Comme un double concret, fondé, de Memories of murder, Mother parle lui aussi de jeunes filles assassinées (ici il n’y en a qu’une) dans une ville/village de Corée. Si Memories of murder se situait du côté des enquêteurs, Mother offre une vision plus intime et plus "féminine" d’un drame qui va fragiliser, bouleverser le quotidien d’une mère et de son fils déficient mental, accusé du meurtre d’une lycéenne.
S’opposant à la paresse des institutions et à la vénalité d’avocats débauchés, cette mère (dont on ne saura jamais le nom) fera TOUT pour l’innocenter, préserver son honneur et le libérer de prison. Ses recours sont donc forcément hors-la-loi, désaxés (socialement et psychologiquement) ; ils se nichent, se construisent dans les aléas de l’inconscient et de la mémoire qu’il faut pouvoir invoquer ou dissimuler, dans les mystères et les rapports de l'amour filial aussi (presque incestueux) qui la poussent, inexorablement, à appréhender les faits, les assembler, les recomposer et/ou les nier.
L'identité de l'assassin, la résolution (volontairement floue et ouverte à d’autres pistes) de l'intrigue importent peu. Dans ses dernières secondes il y a autre chose, il reste autre chose de Mother. Une puissance sourde. Une danse fébrile dans un bus. Une détermination jusqu'à la folie, à feu et à sang, littéralement. Si, à la moitié du film, le rythme patine un peu, s'enlise et perd parfois de notre attention, Mother finit par subjuguer grâce à sa singularité et la beauté de ses cadres (entre autres un travelling, très tarkovskien, qui rappelle Le sacrifice quand elle marche, s’enfuit dans les bois et la nature avec une maison qui brûle en arrière-plan).
Film sur un dévorement aveugle, sombre et excessif, Mother a également pour lui la force d’interprétation de Kim Hye-Ja, exceptionnelle en mère fragile et dure à la fois, douce et harpie, maternelle et Gorgone se laissant prendre, dans la main de son fils quand il se couche auprès d’elle, un sein jadis nourricier. Enlacés ainsi tous les deux, ils semblent ne faire qu’un et, dans l’immobilité du temps, ne plus rien voir ni relever des affronts du monde.
Bong Joon-ho sur SEUIL CRITIQUE(S) : The host, Le transperceneige, Okja, Parasite.