"Je reprends des forces avec lui (…) Je me sens vivant…" reconnaît Aaron face au rabbin de sa communauté, et évoquant son attachement au jeune Ezri. Son regard doux et mélancolique à la fois reflète pleinement ses états d’âme, ses contradictions et les orages à venir. Et dans ce regard émouvant, vaincu déjà peut-être, il est possible d’y déceler la nécessité d’une ardeur, d’un emportement, de comprendre qu’Aaron semble ne plus vouloir se ressaisir, bouleversé par quelques instincts naissants, et s’oubliant entièrement, sans embarras, à un désir brusque. Désir de la transgression aussi, non pas dans son rapport homosexuel troublant, mais dans sa façon de ne plus s’autoriser de limite(s), d’aller simplement contre les conventions établies ; car l’objet de ce "désir" pourrait, finalement, être autre, et il semble qu’Aaron ait uniquement, et avant tout, besoin de quelque chose, de quelqu’un qui serve de mouvement, de mécanisme pour le faire se sentir enfin plus exalté et plus libre. L’homosexualité n’étant, d’ailleurs, pas reconnue comme une éventualité dans la religion juive ultra-orthodoxe, elle "n’existe" donc pas (et pour personne), et à aucun moment elle n’est citée, évoquée ou même jugée.
Le premier baiser, la première étreinte d’Aaron et Ezri, sont magnifiques d’intensité, de retenue et de tremblements. Mais est-ce là de l’amour ? Leur relation étrange n’est-elle pas seulement, surtout pour Aaron, envisagée comme un tumulte, une esquive à une réalité immobile qui accapare de trop, et non pas comme une passion embrasant le corps, perlant la peau ? Leurs ébats sont ainsi suspendus, languides, il paraît n’y avoir en eux le moindre plaisir, plutôt une douleur, une absence pour chacun, et la volonté d’un éloignement à tout. Les motivations d’Ezri restent plus mystérieuses encore car le personnage est lui-même perçu comme un mystère, figure éternelle de l’étranger indiscernable se révélant de nulle part, un jour de pluie. Homosexuel ou pas, projection des fantasmes ou des envies d’Aaron, il est peut-être une épreuve sacrée dans sa vie de pécheur, un dessein de Dieu.
Haim Tabakman ne transige jamais réellement sur l’incarnation physique ou spirituelle d’Ezri. Son film évoque d’abord une reconquête (celle du sens de l’existence) d’un homme étouffant sous le poids des engagements et des protocoles. Pareil au splendide Kadosh d’Amos Gitaï, Tu n’aimeras point décrit le milieu juif ultra-orthodoxe avec sécheresse mais respect. Culte strict, cadré, fermé, structuré et ritualisé à l’extrême où, entre prières et obéissances, valeurs et rejet des excès du monde, Aaron tente d’atteindre un rivage plus lointain dans les bras et les soupirs d’un autre. Le film, vibrant d’une belle et triste musique, porté par deux acteurs admirables, souffre d’un manque d’affolement, de charnel et de lumière. Son austère apparence le dessert parfois dans l’expression sourde (que l’on souhaiterait plus brûlante) d’une aspiration profondément humaine, d’une révolte sans cri dont l’écho résonne pourtant longtemps et jusque sous les flots.