Deuxième volet de la trilogie Paradis d’Ulrich Seidl, Paradis : foi est sans doute le segment le moins aimable et le plus rêche du lot. Après Teresa dans Paradis : amour, voici donc Anna Maria, sa sœur parfaitement dissemblable. Quand l’une est ronde et blonde, avenante et sexuellement libérée, l’autre est brune et plus sèche, raide et bien-pensante. Quand Teresa profite de ses vacances pour aller s’oublier sur les plages du Kenya, Anna Maria, folle de Dieu, préfère prodiguer la parole du Seigneur en trimballant des statues de la Vierge Marie qu’elle laisse aux âmes, croit-elle, perdues. Car Anna Maria aime Jésus par-dessus tout, et sa foi, qu’elle pensait à ce point indéfectible, va finalement être mise à mal et à l’épreuve, jusqu’à la révocation.
Entre cilice qu’elle serre fort, coups de fouet généreux et repentir en se traînant à genoux dans toute la maison, c’est cette foi-là qui l’aveugle et la domine, exaltée, morbide, et c’est comme une dépendance, un envoûtement, une possession radicale (on n’est jamais loin de la pure névrose). Quand son mari musulman revient vivre chez elle après une absence qui ne sera jamais explicitée (sinon une vague histoire d’accident qui l’a laissé paraplégique et en chaise roulante) et réclame une vie de couple normale, c’est la guerre, et pas seulement celle des religions. Et aussi une souffrance pour Anna Maria qui voit en ce retour inopiné un message du Christ, celui du questionnement et du commandement de sa foi.
Cette confrontation acharnée, ce dialogue de sourds entre fanatisme d’un côté et rejet de l’autre, semblent épouser la forme d’une charge ou d’une problématique posée sur ces ferveurs qui deviennent extrémismes (Civitas m’était conté…) et dont Anna Maria (Maria Hofstätter, prodigieuse) serait une figure parmi tant d’autres, figure confrontée à diverses manifestations du Mal (croit-elle encore) qu’elle doit parvenir à endiguer : chat sifflant et poussant des râles effrayants, tempête soudaine, couple pécheur, orgie presque irréelle dans le parc (a-t-elle vraiment lieu ou Anna Maria se l’imagine-t-elle ?), mari tentateur ou jeune alcoolique ukrainienne (la scène avec cette dernière est suffocante de brutalité).
Anna Maria, tenante d’une vie pieuse et sereine, comme au paradis dans son pavillon de banlieue dont la cave (et l’on sait maintenant l’attachement des Autrichiens à leur cave…) sert de lieu de rassemblement à quelques dévots soucieux d’un nouvel ordre supérieur, va découvrir soudain l’enfer sous ses pieds, et l’enfer, c’est bien connu, n’a pas nécessairement besoin de flammes ou de bonnes intentions pour être parce que l’enfer, c’est l’autre (ou même la société autrichienne, aliénée et sclérosée, que les compatriotes de Siedl, Haneke et Jelinek en tête, ont eu à cœur de stigmatiser eux aussi). Et la fin qui vient comme un couperet, comme un crachat à la gueule, achève de nous déstabiliser un peu plus encore, nous laissant indécis face à la déroute d’Anna Maria.
On ne comprend pas toujours où veut en venir Seidl en opposant, assez simplement, une ultra catholique à un musulman, et si sa mise en scène clinique, dépouillée (pas de psychologie, pas de sentiments, pas de cérémonie), opère une distance, une neutralité avec toute éventuelle théorisation pour nous laisser seul juge et observateur de cette lutte idéologique (puis physique), le propos paraît se dissoudre à notre réflexion par manque d’épaisseur, et même de subtilité parfois (voir la scène où Anna Maria se masturbe avec son énorme crucifix). Paradis : foi est un film asphyxié asphyxiant que vient refléter cette image d’Anna Maria confinée dans son amour pour Dieu et sa maison aux intérieurs tristes, chargés de croix et de breloques sacrées. Reste un film d’une force et d’une rigueur impressionnantes, un bloc de malaise, vivace longtemps.
Ulrich Seidl sur SEUIL CRITIQUE(S) : Paradis : amour, Paradis : espoir.