Ce n’est pas un film sur la télé-réalité comme il a été dit ici et là avec une hâte et une facilité plus que suspectes, mais bien un film sur LA réalité. Et ce n’est pas non plus une comédie affable et rondouillette, estampillée "à l’italienne" comme pour vendre de la mozzarella, mais un drame qui ne dirait pas son nom, camouflé sous les augures d’une avenante pantalonnade. Drame d’un homme qui perd pied, clown triste avide d’une célébrité médiatique mal définie, mal rêvée, tendue par des miroirs aux alouettes (sans tain si possible) dans lesquels chaque reflet de Luciano, ce brave poissonnier d’un quartier populaire de Naples en lice pour participer à l’émission de télé-réalité Grande Fratello (le Big brother italien), paraît tout à coup glisser vers d’autres mondes (mondes de paillettes, d’applaudissements et de projecteurs), se désagréger par vagues blanches au rythme d’une fascination trompeuse.
Le début est assez lent, décousu (c’est l’un des défauts majeurs de Reality) ; le film s’éparpille en saynètes parfois inutiles, prend trop de temps à installer les personnages (picaresques et grandes gueules), l’intrigue et les enjeux qui vont suivre. Une fois Luciano inscrit au casting du show (après au moins une demi-heure rébarbative), Reality peut enfin commencer et observer posément l’optimisme et les espoirs de son héros se tortiller en obsession et en délires. Tout à son envie d’être qualifié et de pouvoir rentrer dans la "Maison", Luciano fanfaronne, parade, voit en grand, puis après doute, rumine, se sent épier et scruter (la scène du grillon, très drôle).
Il donne aux pauvres pour bien se faire voir (mais de qui ? De ces gens qui feraient partis de l’émission et qui traînent autour de Luciano pour le surveiller, soi-disant ?), vacille, s’affole, vend sa poissonnerie, construit son propre confessionnal, estime même qu’on lui a piqué ses pas de danse, sa possible réussite et sa possible fortune, celles qu’il croit mériter lui aussi et tout autant que les autres (candidats). Jeu de dupes et jeu de cons où il ne faudrait jamais abandonner ("Never give up", pérore constamment Enzo, ex-vainqueur de Grande Fratello, comme une vérité vidée de sens à force de rabâchage), quitte à tout détruire et à tout corrompre (et la foi n’y fera rien).
Illusion absolue d’une gloire en toc (voir la scène dans la boîte de nuit, amusante et cruelle à la fois, où Luciano admire Enzo se donner en spectacle à une foule galvanisée, accroché à un filin d’une façon que personne ne semble trouver totalement ridicule) qui exacerbe les vaines certitudes d’une starisation accessible à chacun. Certes, le propos n’est pas nouveau (il existe trois tonnes de films où un homme sombre dans la folie, se déconnecte du réel ou le réinvente à sa façon) et Matteo Garrone ne dit rien de nouveau non plus sur ce (vaste) sujet qu’il développe trop superficiellement (le film aurait pu aller beaucoup plus loin dans le vertige).
Mais sa fable replète à un charme étrange (mise en scène inspirée, couleurs vives partout, criardes et primaires, du bleu, du rouge, du jaune, du vert…), ni complètement agréable ni complètement fâcheuse, juste un petit plaisir éphémère, à l’instant. La très belle dernière scène dans la "Maison", vécue ou fantasmée par Luciano, on ne saura pas, le laisse seul dans un halo de lumière, apaisé (fou ?) et rieur, lueur dorée d’un gouffre aux chimères qui, soudain, vient de s’ouvrir à ses pieds. Maddalena, dans le Bellissima de Visconti (sur un sujet analogue), finissait par se révolter contre ce système du paraître et de la bêtise ; Luciano, lui, s’y livre avec une ferveur aveugle, fuyant sa vie pour s’en reconstruire une autre.
Matteo Garrone sur SEUIL CRITIQUE(S) : Gomorra, Tale of tales, Dogman, Pinocchio, Moi capitaine.