Ils sont rares, les films qui nouent la gorge comme ça, qui vous laissent tout chose. Et même les yeux brouillés, embués parce qu'on a versé sa petite larme, la beauté d’un amour fulgurant transparaît dans toute sa simplicité. Dans le frôlement d’un genou, des silences, des regards à la dérobée. Dans la lumière d’un soir d’été propice aux confidences, à un rire aux éclats puis, plus tard, à un col de chemise redressé, une main qui s’attarde sur une épaule, mouvement banal mais tellement intime, tellement admirable dans ce qu’il exprime et dans ce qu’il va emporter les jours d’après, âmes, cœurs, corps et tout ce qui va avec. Dans ces quelques jours d’une histoire d’amour, intense parce que comptée, entre deux êtres face à leurs certitudes, leurs regrets, leurs désirs d’exaltation et de liberté aussi.
Clint Eastwood, dans un genre dans lequel on ne l'attendait pas forcément (voire pas du tout), ne glorifie jamais quoi que ce soit, ne s’émeut presque de rien, préfère les nuances à l’évidence, les vibrations aux violons. Il filme avec tact, il filme en finesse, dans un respect absolu du spectateur et des choix de ses personnages. Si la morale puritaine paraît sauve à la fin (Francesca s'en retourne à sa famille), elle a pourtant tout d’une victoire à la Pyrrhus, instant d’un rêve idéal terrassé par le devoir, par une réalité devenue soudain impossible à supporter, questionnant dans le chagrin le sens de nos actes et de nos responsabilités. Cette scène superbe et tragique sous la pluie, nous l’éprouvons aussi douloureusement que Francesca. Nous sommes avec elle dans ce vieux pick-up. Nous sommes cette main qui voudrait ouvrir cette foutue portière. Et nous voudrions pouvoir donner à Francesca tout notre courage, toute notre force pour qu'elle se fasse violence, qu'elle ose, qu'elle s'extirpe, qu’elle s'en aille avec lui, avec Robert.
Être, respirer, vivre avec lui et l’aimer plus, peut-être, que seulement quatre jours, et parce que nous rêvons tous secrètement d’un amour incomparable, flagrant, d’une telle décision irraisonnée, si limpide et en même temps si complexe dans ce qu’elle représente dans la brièveté de l’existence. Mélo qui s’ignore avec superbe, Sur la route de Madison refuse les artifices de la romance poussive et conventionnelle. Le film d’Eastwood serait plutôt comme l’œuvre délicate d’un artisan (photo, musique, mise en scène, interprétation, tout est magnifique), dépouillée, humble, empreinte d’un souffle pudique où chaque geste semble dicté d’abord par la retenue d’une émotion trop grande, ensuite par la nécessité de vivre sans attendre une passion foudroyante dont on sait la fragilité.
Clint Eastwood sur SEUIL CRITIQUE(S) : Gran Torino, Le cas Richard Jewell.