Iran, de nos jours. Nader et Simin décident de se séparer. Nader engage alors une aide-soignante, Razieh, pour s'occuper de son père atteint d’Alzheimer. La jeune femme est enceinte et a accepté ce travail sans l'accord de son mari. Tout va déraper un après-midi quand Nader rentre plus tôt que prévu et découvre son père seul, à terre et attaché à son lit. Razieh a dû s’absenter et l’a laissé ainsi. À partir de là, Une séparation va se construire pratiquement comme un thriller : exposition, puis enchevêtrement inexorable d’incidences quasi jusqu’à l’absurde (un moment d’inattention, une discussion entendue ou pas, de l’argent volé, une bousculade, une confrontation, une fausse couche, un jugement…), et jusqu’à une fin dont les non-dits soutiennent et confirment la force d’une démonstration tout sauf manichéenne, mais, au contraire, d’une intelligence extrême, d’une profondeur et d’une justesse à l’écart d’un quelconque jugement moral.
Si Une séparation décrit, assez rapidement, l’affrontement entre deux couples dissemblables (l’un moderne et aisé, l’autre traditionnel et plus modeste) et semble s’engager sur la voie d’un genre de conflit social, le film prend soudain une autre tournure (psychologique, intime) où les personnages se révèlent alors plus complexes que les figures que l’on croyait pouvoir leur attribuer. Simin, que l’on découvre, dès la scène inaugurale, vindicative et apparemment égoïste, prête à quitter un pays "sans avenir" en abandonnant son mari et sa fille, sera finalement la seule un tant soi peu raisonnable à l’heure des résolutions.
Nader, lui, se transforme imperceptiblement en menteur et en manipulateur (se servant presque de son père ou du divorce comme uniques prétextes à ses comportements), malgré l’allure sereine et sensible des premiers temps, et c’est celui qui sortira le moins grandi de cette tragédie ordinaire. Difficile alors de prendre parti car rien n’est simple dans Une séparation ; Asghar Farhadi offre à son spectateur la liberté de ses propres questionnements et de ses propres discernements. Chacun a ses raisons, bonnes ou mauvaises (l’une veut partir, l’un veut rester près de son père, une autre veut aider son mari, un autre encore n’a plus rien à perdre), chacun ment, chacun se tait sans que l’on puisse soutenir ou condamner, mais simplement observer ces êtres qui se déchirent et se bernent eux-mêmes, au nom d’une croyance devenue, par la force des choses, toute personnelle.
Dans l’engrenage d’un quotidien qui se dérègle au fur et à mesure et conduit à des situations tendues (plusieurs scènes sont réellement fortes), chacun doit ainsi revoir ses positions, négliger ses traditions, confronter sa conscience à ses opinions (Razieh avouant, au détour d’une phrase, se battre davantage pour son honneur, Nader l’ayant traité de voleuse, que pour l’enfant qu’elle vient de perdre) pour tenter de s’extirper d’un maelström humain et juridique, d’amener à une vérité entière, acceptable au moins. Constat implacable : des deux côtés, quels que soient les engagements religieux et les manières de vivre, il y a une société bloquée, des personnages qui mentent et qui s’arrangent de la réalité. Les femmes et les enfants deviennent les victimes indirectes de l’autocratie, des tromperies et de la violence coutumière des hommes.
Farhadi scrute, sans faillir, le désagrégement des valeurs et des certitudes que tout homme croit pouvoir tenir, transmettre au cours de sa vie. Sa caméra est mobile, délicate, suivant avec aisance les multiples mouvements de l’intrigue qui se joue, en grande partie, à huis clos (peu de scènes se déroulent à l’extérieur). Il magnifie également l’interprétation de tous ses acteurs (on oublierait souvent qu’ils le sont), avec une attention plus particulière pour Sareh Bayat, déchirante dans le rôle de cette femme tiraillée entre simulacres et sens du sacré (la scène dans la cuisine avec son mari est superbe). Son film, encensé et récompensé, est un beau travail d'équilibriste au vertige discret, âpre mais passionnant.
Asghar Farhadi sur SEUIL CRITIQUE(S) : Le passé, Everybody knows, Un héros.