À l’instar du magnifique Van Gogh de Pialat (mais sans en atteindre l'élégante fluidité), Martin Provost s’intéresse non pas à la peinture et son mystère lyrique, mais plutôt à l’être humain derrière la toile, à celui durement confronté à son rang, à son époque et ses tourments. C’est l’histoire d’une femme de ménage qui se réalise en secret, et pour qui peindre serait comme un acte divin, une profession de foi (Séraphine peint souvent à genoux, comme en repentir ou en adoration). C’est l’histoire de cette femme-là (de 1912 jusqu’à sa mort), dédaignée, ignorée, puis révélée par un mécène allemand, et finalement oubliée dans une institution psychiatrique, seule face à un horizon ouvert à tous les rêves, à tous les désirs. C’est aussi la rencontre fragile de deux "exclus", l’un de par sa petite condition, l’autre en conséquence de ses origines et de son homosexualité ; deux parias que tout oppose mais se découvrant chacun par le prisme de l’art et de la création.
Provost scrute la vie de cette artiste anonyme reconnue sur le tard, décalée artistiquement et socialement ; une vie sans bonheur particulier, sans amour de personne, cortège sinistre d’éreintements, de fatigues et de frustrations. Dans tout ce gris existentiel, il y a pourtant la certitude d’une joie, celle de la peinture qui la consacre, qui l’a fait s’exprimer totalement, religieusement, elle la mécréante qui n’a jamais eu droit à la parole. Cette expression libératrice se manifeste principalement la nuit, dans une paisible transe à la lueur des bougies, dans ces nuits exaltées où Séraphine soliloque et murmure quelques litanies mystiques qui semblent la guider dans ses gestes et son inspiration. Que sa peinture, d’une sensibilité naturaliste, soit perçue comme naïve, médiévale ou même primitive moderne, qu’importe, elle est avant tout sublime, émouvante dans sa belle simplicité.
Le film serait un peu à cette image : derrière un classicisme apparent (mais plus austère, plus convenu que les toiles représentées), l’œuvre de Provost se construit par petites touches, par petits riens, fait d’une humilité et d’une sobriété (trop) rigoureuses. Et si elle s’alanguit sur la fin, plus traditionnelle, moins intime, perdant de son attrait et de sa poésie, elle sait rester passionnante grâce à ses qualités techniques et à l’interprétation de Yolande Moreau, massive, terrienne, et dans un même temps figure abstraite, lumineuse jusque dans son entêtement muet qui paraît l’épanouir, la transporter vers un meilleur possible.