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A Serbian film

La projection d’abord, rigoureusement interdite aux moins de 18 ans. Un vendredi soir de septembre, accompagné de deux acolytes blogueurs qui semblent se demander ce qu’ils font là. La grande salle 500 du Forum des images est complète et l’un des organisateurs de L’Étrange Festival, venu présenter le film avec son co-scénariste Aleksandar Radivojevic, nous explique, entre autres, que A Serbian film est la seule séance de tout le Festival qui se soit jouée à guichets fermés ; il n’y a, finalement, rien de vraiment surprenant dans le truc, l’attrait du scandale et la promesse de séquences choc ayant toujours été un bel argument de vente. Et comme l’a écrit Bret Easton Ellis dans Moins que zéro, "Que seul compte une chose : je désire voir le pire", résumant plutôt bien cette subtile fascination du morbide chez l’être humain.

Gaspar Noé est à seulement deux sièges de moi, sur le même rang, et le public en général (geeks, goths, amateurs de frissons et cinéphiles très avertis), venu voir ce film avec la rage et l’ambition de s’en sortir en un seul morceau, est hyper-réceptif à la chose ; grands éclats de rire, applaudissements, sifflets, aucun évanouissement, aucun malaise, pas de vomi ni de défection massive. C’était déjà, en soi, une attraction à vivre sans forcément vouloir y participer (arriver à se marrer après le viol d’un nouveau-né alors que Vukmir, l’un des protagonistes du film, hurle "New born porn! New born porn!" : pas vraiment mon style d’humour en dépit de l’énormité de la scène), en tout cas attraction complètement et à 300% azimutée tel un Rocky horror picture show du cinéma extrême (crapoteux ?).

À l’instar de The green elephant de Svetlana Baskova (qui rappelle beaucoup les heures noires et glorieuses de l’actionnisme viennois), du Philosophy of a knife d’Andrey Iskanov ou du très crade (mais très maladroit) Snuff 102 de Mariano Peralta, A Serbian film, œuvre trash et déjantée venue droit des Balkans, concourt dans la catégorie mythique, dit-on, du "film le plus barbare et le plus violent de tous les temps" et jouit, à travers les différents festivals du monde entier, d’une belle réputation gore et ultra-malsaine qui en fait, évidemment, une curiosité cinématographique que tout spécialiste du genre se doit d’avoir vu.

Srdjan Spasojevic assure que "cette exploration hardcore du snuff movie doit être considérée comme la métaphore d’un pays sans repères, au ban de la communauté internationale depuis l’éclatement de la Yougoslavie" et soutient que "l’art ne devrait connaître aucune barrière car il s’agit d’une expression cathartique et donc libératrice. Plus l’art est sauvage, plus la réalité devient un soulagement". Dont acte. Mais c’est justement cette soi-disant démonstration symbolique du délabrement moral et politique d’un pays qui pose problème face aux horreurs largement déployées dans le film. Quand Radivojevic explique et justifie, avec un sérieux imperturbable, qu’il faut voir la scène du viol du nourrisson comme la représentation d’une jeunesse serbe asservie et réprimée par son gouvernement, on a soudain envie de rire (du coup) et de lui dire : "Chéri, assume plutôt ce que tu as écrit et vois-le comme une envie totale et archaïque de dégénérescence cinéphilique".

La corrélation, très laborieuse, entre ce qui est montré et ce qui est censé être décrypté, dit et dénoncé, passe mal ; c’est là la limite du film, en supposant qu’il en ait. A Serbian film partage davantage, a priori, cette même parabole sur l’exploitation totalitaire des corps que dans Salò ou Philosophy of a knife (exploitation identitaire, militaire, artistique), mais sûrement pas ces mêmes élans à tendance plus politique. Il faudrait, ainsi, découvrir le film sans lui prêter la moindre intention de "jugement" ou d’analyse, la négliger, l'omettre si c’est possible, et le voir comme un film de fous furieux (comme l’ont été, à leur époque, Massacre à la tronçonneuse ou Cannibal holocaust), carrément halluciné, fonçant tête baissée dans la fange avec une énergie et une bêtise rares.

A Serbian film

Sachant tout cela, que reste-t-il de A Serbian film ? 1 - Une histoire, celle de Milos, ex-star du porno TTBM qui se voit proposer un retour lucratif dans l’industrie du X via un projet mystérieux d’œuvre érotique et de snuff ultime. Son commanditaire, Vukmir, est une sorte de producteur-gourou illuminé, hanté par l’extase absolue de (et dans) l’art, de l’artiste en entier envisagé comme une victime de sa propre chair. 2 - Une œuvre étrange aussi, bancale, avec une première heure classique, ratée et ennuyeuse (dialogues nuls, mauvais acteurs, musique ringarde, image laide), puis un pétage de plombs à tous les niveaux (formel et narratif), une manière assénée, boursouflée et barbare (la musique devient infernale, répétitive et agressive) qui impressionne beaucoup, et plus qu’elle ne choque nos âmes éventuellement sensibles.

Les scènes hard (et attendues) s’accumulent, progressent dans la violence, le dégoût et l’innommable (décapitation, tortures, viols, pédophilie, nécrophilie), le montage se fait plus épileptique, propose une sorte de mise en abîme sans fin, Milos remontant le cours du temps pour tenter de comprendre les événements terribles auxquels il a participé (sous l’emprise forcée d’une drogue puissante) et lesquels se trament, se préparent contre lui, sa famille et même jusqu’aux autres, Vukmir n’étant, lui aussi, qu’un pion anéanti par les rouages d’un libéralisme sauvage, impitoyable et mondial (que vient résumer le glaçant "Commence par le petit" final).

A Serbian film n'emballe jamais totalement, rate plus ou moins ses effets et se corrompt dans une explication de texte hors-sujet (il fonctionnerait mieux s'il n'avait rien à dire) ; pourtant sa radicalité foutraque a, sur la fin, quelque chose de saisissant dans cette surenchère presque surréaliste et fantasmatique (à l’image des snuffs qui allient les notions de violence, de sexe et d’exécutions non simulées). Le film devient un exact et parfait produit monstrueux, démentiel, offrant des visions parfois dingues d’une humanité réduite à sa plus honnête bestialité et sa plus simple vérité (Milos nu et couvert de sang, entouré de cadavres, la bite tendue à mort après avoir énucléé un type avec son énorme braquemart).

Faire abstraction du pseudo-manifeste de Spasojevic et Radivojevic sur l'art, sur leur pays et sur la violence du monde, discréditant leur projet d’un point de vue "idéologique", pour uniquement rendre compte (et appréhender) d’un jusqu’au-boutisme cinématographique rarement vu (en tout cas dans les productions mainstream) et immédiat dans son amoralité, oscillant constamment entre voyeurisme outrancier et ambiguïté schizophrénique. Spasojevic se réclame de tout un cinéma de genre, dérangeant et provocant, de Martyrs à Vidéodrome (dont il revendique l’influence), confrontant les pires déviances imaginables aux perspectives d’un cinéma brut de décoffrage, voire expérimental dans sa deuxième moitié.

À l’heure où Internet et les médias démocratisent, banalisent la mort, la pornographie et la violence, une œuvre comme A Serbian film peut-elle encore choquer avec de telles images et de tels propos ? Pas complètement, et le film semble jouer exclusivement la carte de l’exagération graphique et primaire (comme Philosophy of a knife) plutôt que celle d’un sordide réellement traumatique (à la Irréversible par exemple). Les dispositions, les apparences du film de Spasojevic entretiennent son aura sulfureuse d’œuvre blacklistée et polémique, mais A Serbian film, et sans vouloir minimiser son incroyable déchaînement d’atrocités, demeure avant tout une création détraquée (qui se veut, se prétendrait critique sociale "engagée"), un trip cauchemardesque qui parvient à tutoyer, plusieurs fois, les flammes de l’indécence.


De la controverse sur SEUIL CRITIQUE(S) : Salò ou les 120 journées de SodomeIrréversiblePhilosophy of a knife.

A Serbian film
Tag(s) : #Films

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