James Bond a 50 ans. 50 ans de vodka-martini (au shaker, pas à la cuillère), 50 ans de conquêtes féminines séduites en un seul regard (de velours ou d’acier), 50 ans de gadgets tous plus sophistiqués les uns que les autres, 50 ans de poursuites endiablées, d’explosions maousses, de super-méchants et de punchlines toujours balancées au bon moment, généralement avant de faire chavirer les cœurs, après avoir éliminé un second couteau ou envoyé ad patres un super-méchant qui n’aura pas le temps de comprendre ce qui lui arrive (Drax dans Moonraker ou Blofeld dans Rien que pour vos yeux, par exemple). Il fallait donc célébrer ce mi-centenaire à sa juste, à son immense, à sa monumentale valeur, et pour l’occasion ressortir l’argenterie, le smoking et l’artillerie lourde.
Sam Mendes, qu’on avait laissé (oublié même) dans un recoin sombre depuis son triste décalque de petit film d’auteur faussement indépendant estampillé Sundance (Away we go), a été approché et amadoué pour mettre en scène cette 23e aventure (officielle) du plus célèbre des agents secrets plus vraiment secret. Choix intrigant, inquiétant à la base (Mendes, plutôt versé dans les drames psychologiques, en action maker ?), mais approprié finalement pour parfaire une trame offrant davantage de romanesque et de sombres tourments passionnels que du spectaculaire et de la baston au kilomètre. La preuve : le gros de l’action est littéralement expédié et concentré dans la saisissante séquence pré-générique qui enchaîne poursuites sur poursuites (en voiture, en moto, en train…) sans aucun temps mort.
Les esprits chagrins bouderont, à tort, une intrigue "minimaliste" (simpliste ?) en oubliant honteusement celles, plus minimalistes encore (et sans trouver à y redire) de Docteur No, de L’homme au pistolet d’or ou de Permis de tuer, qui nous exempte pourtant de l’énième figure du big boss cherchant à atomiser la planète ou à s’emparer d’un quelconque marché, pour se concentrer sur le duel meurtrier et fratricide de deux agents du MI6, deux survivants revenus des limbes en morceaux, vulnérables en profondeur, et s’affrontant autour d’un seul et même axe, d’une seule et même intention (M), sur fond de parabole animale, de tirade poétique et de paysages lyriques en diable (les néons bariolés de Shanghai, les lueurs vacillantes de Macao, la brume épique des Highlands…).
On passera sur la psychologie un peu facile qui s’autorise quelques relents freudiens réchauffés, du genre "Il faut tuer la mère" ou le trauma initial des parents disparus, pour apprécier cette ambivalence larvée (Silva comme double négatif de Bond) servant de moteur dramatique au scénario et que l’on retrouvera même, en filigrane, dans cet antagonisme malin entre le old school (Bond) et le 3.0 (Q), le fossile et l’écran tactile (on exhume l’Aston Martin, on pirate des systèmes informatiques, on se sert d’un vieux rasoir, on modernise le Walther PPK…). Jusqu’à la dernière scène, Skyfall convoque ainsi quelques "vieilles habitudes" du mythe (Moneypenny, le bureau de M…) rebootées et intégrées l’air de rien à la nouvelle tendance souhaitée par les producteurs, histoire de faire le lien et de dire que la saga James Bond a toujours été là, ancrée dans son époque et dans sa propre légende, prête à repartir, indéboulonnable malgré la concurrence, les faux frères et les Judas, saga copiée (Jason Bourne, Mission : Impossible, Inception…) mais jamais égalée (ne serait-ce que dans sa longévité).
Le néo-terrorisme, les hackers, la politique, les batailles et les guerres d’aujourd’hui, qu’importe ; qu’importe cette résonance du monde. Le final, ici, se jouera à l’ancienne, à la mano, sans plus de technologie ni autre enjeu qu’un conflit purement intime. Final haletant qui prendra des allures de western crépusculaire à la Peckinpah et à la Eastwood (100% Impitoyable), transformant la lande écossaise en brasier apocalyptique, en enfer entrouvert où des ombres noires découpées dans les flammes se pourchassent jusqu’à ce que mort s’ensuive. Entre la tourbe et les tombes, sous les bris de glace, Bond échoue dans sa mission (une première), recueille un dernier souffle de vie et de feu, puis, après la chute inaugurale, prend un nouvel essor dans un ciel tremblant ("Let the sky fall when it crumbles").
Javier Bardem, lui, s’est fait la tête de Max Zorin dans Dangereusement vôtre pour incarner, avec superbe, ce Raoul Silva machiavélique et rusé à la Hannibal Lecter (Silva finira lui aussi dans une cage en verre). Malheureux qu’avec un méchant pareil, les scénaristes décident de le sortir de sa boîte à la moitié du film seulement, un peu comme s’ils cherchaient à créer une attente, une impatience autour de son rôle comme l’avait fait Coppola avec Kurtz dans Apocalypse now (mais sans parvenir, ici, à la concrétiser, à la porter). La première rencontre entre Bond et Silva, déjà culte, est absolument savoureuse, vampirisée par l’interprétation exquise et inquiétante de Bardem à qui les rôles de bad guy siéent définitivement bien (personne n’est prêt d’oublier Anton Chigurh dans No country for old men). Et puis voir Bardem ouvrir la chemise de Craig et lui caresser le torse du bout des doigts a quelque chose de jubilatoire quand on connaît l’impayable machisme de Bond, marque de fabrique du bonhomme voulue par Fleming dans ses romans.
La réalisation de Mendes est classieuse et inventive (la scène dans l’immeuble à Shanghai, bluffante, faite d’écran géant et de parois vitrées tel un labyrinthe luminescent reflétant mille et une couleurs), posée, racée, magnifiée enfin par la photographie splendide de Roger Deakins. Daniel Craig est un peu trop raide, un peu trop figé (depuis Casino Royale en fait : qu’on nous rende donc Timothy Dalton !), et quand il court, on a souvent l’impression de voir le T-1000 dans Terminator 2. Quelques facilités de scénario, des scènes inutiles (le combat dans l’arène avec les varans, celui dans l’étang gelé, la poursuite dans le métro…) et le personnage de Séverine (Bérénice Marlohe, féline) rapidement sacrifié en dépit d’un statut prometteur (du moins pendant la scène à Macao où le souvenir de ces garces de Fatima Blush et Xenia Onatopp se ranime avec délice), sont vite oubliés grâce à un humour référencé (Bond apprécie enfin sa vodka-martini au shaker), piquant ("Vous n’espériez tout de même pas un stylo qui explose ?"), et un rythme soutenu évitant les saccades et la frime et le speed.
Pour finir, il faut mentionner le magnifique générique sur le très beau Skyfall d’Adèle qui retrouve la beauté classique des grands thèmes orchestraux bondiens tels que Goldfinger, Thunderball, Diamonds are forever ou Licence to kill. Dommage en revanche pour l’inusable séquence du gun barrel, reléguée désormais à la fin du film alors qu’elle procurait frissons et excitation dès entrée de jeu pour les amateurs du genre. Pour ma part, je dois avouer qu’il y a longtemps qu’un James Bond ne m’avait autant enthousiasmé, depuis Permis de tuer en fait, le meilleur encore à ce jour. Les quatre James Bond de Pierce Brosnan étaient trop routiniers, trop monotones, trop gadgétisés (excepté peut-être Goldeneye) ; Casino Royale, ouvrant l’ère Daniel Craig, était un faux départ et Quantum of solace un merdier pas possible (mais tripant quand même). Skyfall, dans la continuité de ces deux-là (rappeler les débuts de Bond, fermer la boucle), signe la vraie renaissance de la franchise, idéalement synchrone pour célébrer cette cinquantaine flamboyante en forme de retour aux sources d’une élégance folle.
Sam Mendes sur SEUIL CRITIQUE(S) : Away we go, Spectre, 1917, Empire of light.